« new age ▲ Adrianna [TERMINE]

Couchée dans son canapé, des écouteurs vissés dans les oreilles, elle a monté le volume de son lecteur mp3 au maximum. Elle laisse les images que lui inspirent les chansons défiler sur ses yeux ouverts. Les mains posées sur son ventre, elle suit les gestes lents de sa respiration. Elle inspire, bloque, compte calmement jusqu’à dix avant d’expirer, de rebloquer et de recompter. Elle reprend une bouffée d’air en récompense. Inspirer ne lui pose pas de problème. Expirer, c’est autre chose. Elle a du mal à compter les poumons vides. Mais elle le fait parce qu’elle sait qu’elle le peut. Un sourire jusqu’aux oreilles, elle se rend compte qu’elle pourrait passer pour une patiente sur le fauteuil de son psychothérapeute. La musique change, elle ferme les yeux. Se laisse bercer. C’est quand même vachement triste. Elle se dit qu’elle pourrait changer la musique mais elle la laisse. Parce qu’elle est calme, douce. Là, elle va bien. Elle est complètement relaxée. Elle laisse la voix d’un homme penser pour elle. J’attraperai une grenade pour toi. C’est quand même assez naïf. Elle ne se demande si elle voudrait que quelqu’un lui dise ce genre de choses, un jour. Ça lui suffit, là. Elle rouvre un œil, le referme. Elle a cru voir quelque chose, un reflet rouge, noir. Une ombre. Elle rouvre un œil, pour vérifier. Quelqu’un. Il y a quelqu’un au-dessus d’elle. Le temps qu’elle comprenne que ce n’est que le visage d’Adrianna qu’elle voit, Alba a déjà rejoint le sol.

Le tapis a amorti sa chute, elle se redresse lentement, les cheveux en bataille, emmêlée dans les fils de ses écouteurs. Elle arrache la musique de ses oreilles, coupe son lecteur. Et elle tourne la tête vers l’intruse, en soufflant pour dégager une mèche.

Alba – C’est la dernière fois que tu me fais un coup pareil, Adrianna.

Elle se relève, avec un semblant de dignité. Elle lisse les plis de son t-shirt d’adolescente attardée – avec un gros symbole Batman noir sur un fond gris – et elle remonte son jeans. Ses pieds nus sur le parquet ne font aucun bruit. Elle n’invite pas Adrianna à retirer son manteau – elle devine qu’elle l’a abandonné sur le porte-manteaux près de la porte. Elle la conduit jusqu’à son atelier, une toute petite pièce, blanche, remplie de bocaux de peintures, de pinceaux, un vieux lavabo. Elle attrape un tablier blanc sur le porte-manteaux en bois de la pièce, en lance un à son apprentie. C’est qu’elle doit avoir une tête s’enseignante. La restauration d’œuvre d’art. L’Italien. Au moins, elle sait que si elle doit changer de carrière…

Alba – Prête ? J’ai trouvé ça, dans une brocante. Je pense que pour t’entraîner, ce ne sera pas de trop… Au moins, si tu rates – et j’espère que tu ne rateras pas – ce sera moins dramatique que si c’était une œuvre vraiment importante.

Elle lui présente le portrait d’une femme quelconque. Droite, on peut supposer qu’elle a les mains croisées sur le tissu de son épaisse robe noire. Elle porte un chignon, elle devait avoir les cheveux bien épais. Elle tire sur un tabouret, s’y installe.

Alba – Vas-y, comme je t’ai appris. Première étape ?

Assise sur son perchoir, elle l’observe enfiler sa blouse et elle lâche un petit rire quand son élève lui parle de voleur. Elle roule des yeux, son sourire sur le visage. A vrai dire, elle imagine qu’elle n’aurait pas fait grand-chose – parce qu’il n’y aurait pas eu grand-chose à faire. Elle se serait cachée, elle aurait peut-être hurlé comme une démente en attendant que l’un de ses voisins émerge. Stanislas ou même Gabriel. Un homme, fort. Ou bien, juste un homme. Elle redresse la tête, croise les jambes et pose les mains sur ses genoux.

Alba – Je pensais qu’Aline était là. C’est pour ça que c’était ouvert. Mais ne t’inquiète pas, maman. Je fermerai à double tour, la prochaine fois.

Et elle sourit, provocatrice. Comme si elle était la seule personne sur terre à ne pas fermer sa porte à clef.

Alba – Exact ! Moi je commence par regarder les bêtises du temps sur la toile. Déchirure ? Trou ? Ecailles en tuile ? Là, tu n’as pas besoin de voiler l’œuvre, je l’ai déjà fait pour la transporter. J’ai enlevé le voilage, aussi. Tu peux donc déchasser le tableau. Et ensuite, tu observes encore une fois les problèmes, la forme des écailles en tuile. Observe l’état général du tableau, d’accord ? La peinture, tout ça.

Elle inspire, expire. La pièce regorge des odeurs de peinture, d’huile. L’air est vicieux, ça ne la dérange pas. Elle regarde son élève faire.

Alba – Renseigne-toi sur l’œuvre. Technique de peinture, année, peintre. C’est de l’huile sur toile, fin du dix-neuvième, signée Dancer. J’ai regardé avant que tu n’arrives – et avant de goûter à mon tapis.

Elle enroule une mèche autour de son doigt, regardant son élève à l’ouvrage. C’est nettement moins palpitant si elle, elle ne peut pas chipoter au tableau. Elle a décidé de ne pas s’emmêler – pour le moment. Adrianna apprend vite, pousse dans les détails. Alba sait qu’elle peut la laisser gérer.

Alba – Si tu as un problème, tu me le dis. Je t’aiderai.

Elle joue avec sa lèvre. Au début, ça allait. Maintenant, elle s’emmerde un peu. Elle reste là, pour surveiller l’avancée du travail.

Alba – … Sinon, rien de nouveau ? Dans ta vie, en général…

Si elle a posé la question, c’était plus histoire de parler, de ne pas se murer dans le silence. Le silence, c’est assez dangereux pour Alba. Quand il y a trop de silence, elle se sent mal à l’aise, elle devient paranoïaque. Elle pense que c’est de sa faute. Quand elle est seule, elle chantonne. Elle se parle aussi. Parfois, elle parle à l’œuvre. Et là, perchée sur son tabouret, à se tourner les pouces, elle veut meubler ce silence. Puis, elle voit le visage d’Adrianna changer. S’illuminer d’un immense sourire et il ne faut pas qu’elle recommence afin qu’Alba se dise qu’elle doit forcément être heureuse pour avoir une tête pareille. Elle est vraiment mignonne, avec ce sourire, avec ces yeux qui brillent. Elle est vraiment trop craquante. Alba sait que jamais, elle n’aura une tête pareille.

Alba – Un homme ?

Adrianna abandonne le tableau mais Alba ne lui en veut pas. Abandonner une vieille femme morte depuis des années pour parler d’un homme, c’est tout de suite plus intéressant. Elle, ça l’intéresse. D’habitude, on ne lui répond pas. Ou à peine. On lui dit « ouais, ça va. » et ça s’arrête là. Mais là, il y a un homme en jeu. Et un coup de foudre. Elle ose un sourire.

Alba – Raconte-moi. Raconte-moi tout !

Elle se redresse, descend de son tabouret. Et elle fait signe à son élève de la suivre jusqu’à la cuisine de son appartement. Elle attrape deux tasses, fait bouillir de l’eau.

Alba – Il y a des cupcakes dans le four, sors-les. Je les ai faits hier, rapidement. Je m’ennuyais. Viens, je nous fais du thé – à la menthe, ça te convient ? Il vient du Maroc – on se pose tranquillement dans le salon et tu me racontes tout.

Alba n’est pas d’un naturel curieux. Mais là, sur le moment, elle en a un peu marre de bosser. Elle en a marre de voir ses pots de peinture, de sniffer du vernis. Alors, elle verse l’eau dans les tasses, attrape le thé et en verse dans des filtres à thé en forme de canard en caoutchouc. Elle les balance dans les tasses, s’empare du sucrier – rempli, cette fois – et du pot à lait. Elle dépose le tout sur un plateau et l’apporte sur la table basse du salon.

Alba – Assieds-toi, Adrianna. J’en avais marre de la peinture, de toute façon. Raconte-moi.

Les histoires d’amour, elle trouve ça encore mieux que les vieilleries du passé. Le passé aussi a été nourri d’histoires romantiques. Alors, elle se contente de sourire, tout ouïe.

Coudes sur les genoux, visage dans le creux de ses paumes, Alba regarde son apprentie s’étourdir sur cet homme. En entendant sa description physique, elle devine qu’il est plus âgé qu’Adrianna. Et qu’elle, aussi. Et pourtant, sur le moment, ça n’a aucune espèce d’importance. Elle se penche, s’empare de sa tasse de thé et la porte à ses lèvres. Elle n’a aucune trace pourpre à laisser sur le contour blanc. Mais ça n’a aucune espère d’importance, ça non plus. Elle regarde Adrianna en se disant qu’elle en a de la chance d’être aussi jolie, aussi bien faite. Elle envie ses boucles brunes, ses pommettes rosées. Elle tuerait pour avoir des lèvres aussi charnues et aussi rouges. Elle ne peut pas se comporter comme ça, elle aurait l’air d’un clown. Elle ne peut pas mordiller ses lèvres sans se faire mal, envoyer des œillades sans avoir l’impression de loucher. Elle n’est même pas sûre de savoir marcher d’une manière sensuelle. Sûrement pas, en fait. Alors, elle regarde Adrianna. Elle se demande ce que ça fait d’avoir un corps pareil. Elle rit face à ses excuses.

Alba – Ne t’excuse pas ! Je trouve ça mignon !

Elle pince ses lèvres, plonge ses yeux dans sa tasse de thé au moment où elle surprend son regard sur elle. Elle ne veut pas lire cette question dans ses yeux, cette interrogation, ce besoin de savoir si elle est normale de penser à ça ou si c’est juste elle. Alba fixe sa tasse de thé. Le sucre s’est dilué au liquide verdâtre. Elle le préfère sucré, de toute manière. Sans lait, sans citron. Juste avec du sucre. Ca lu suffit amplement. Elle relève les yeux, timidement, en exploration. Le regard est encore là, plus intense. Comme une prière. Elle la prie en silence de répondre. Alba secoue la tête en déposant sa tasse sur la table basse avant de se lever, les bras croisés contre son ventre, comme un bouclier protecteur. Ses doigts agrippent le tissu gris quand elle se poste devant une fenêtre. Elle laisse son regard vagabonder sur la rue en contrebas, sur les quelques passants, sur les coloris des maisons. Mais la question pèse dans l’air alors Alba rompt le silence d’un rire qui ressemble plus à un soupir.

Alba – Ce n’est pas à moi que tu dois poser ce genre de questions. Je ne ferai que te renvoyer les mêmes questions.

Comme au ping-pong. Elle se retourne, lui sourit. Ça ne servirait à rien de l’inquiéter, de continuer dans cette vision morbide des choses. Elle ne veut pas avoir plus de questions à ce sujet. Elle ne veut rien dire, rien lâcher.

Alba – Dis-moi plutôt comment tu l’as rencontré.

Changement de conversation puissance mille. Tout l’art de ne pas se compliquer la vie, d’échapper aux griffes d’acier du gouffre aux questions. Tout l’art de ne pas avoir de réponses concrètes à donner, de sentir les emmerdes arriver. Adrianna relève mais ne dit rien. Elle affiche un air triste, elle baisse la tête comme un chien battu. Ce n’est pas à elle de faire cette tête-là, pourtant. C’est du n’importe quoi. Alba se déloge de sa fenêtre, fait mine d’inspecter les poussières sur les étagères, sur les bouquins, les CDs. Evidemment, il n’y a pas de poussières. Elle les a faites. Elle soupire, se retourne vers Adrianna. Elle s’est remise à parler. Des hommes en général. Ceux qui lui ont fait du mal. A croire qu’ils se sont donnés le mot. Une main traînante sur le dos des volumes, Alba ne peut s’empêcher de murmurer, plus pour elle-même que pour son élève.

Alba – A croire qu’il faut toujours tomber sur un salopard avant d’en trouver un bon.

Elle joue avec son auriculaire. Adrianna a déjà commencé à lui parler de sa rencontre avec l’heureux élu quand elle retourne s’asseoir sur son canapé. Elle peut comprendre. Elle peut parfaitement comprendre ce genre de sentiments. Bien sûr, que ça lui est arrivé. C’est arrivé à tout le monde. Elle presse ses genoux l’un contre l’autre. C’est une belle histoire, assurément. Elle pourrait très bien embrailler sur Gil, lui raconter deux, trois trucs. Mais ce n’est rien de concret. Ils se connaissent à peine. Elle lui donne des cours d’italien – comme un manche, d’ailleurs – et ça s’arrête là. Pas de sorties, de rendez-vous. Elle a la vie amoureuse d’un plancton.

Alba – Et… Tu sais ce que lui pense de toi ? S’il te revoit, c’est que tu lui plais, non ?

Elle se dit que ça fonctionne ainsi. Mais ce n’est pas pareil dans son cas. Elle le revoit parce qu’il a besoin d’elle, pas parce qu’il en a forcément envie. Parce qu’elle donne des cours gratuits, aussi. C’est tout de suite mieux que de payer un professeur. Quelle pauvre cruche. Elle rejette sa tête en arrière, laisse ses cheveux dégringolés de ses épaules. Elle expire un bon coup.

Alba – Mais. Il n’est plus à l’hôpital. Si ? Parce que s’il n’est plus interné là-bas, on ne peut pas dire que tu aies transgressé une règle… Puis, si on t’interdisait de le voir, ce serait vraiment dégueulasse. Comme si on interdisait à la Belle au bois dormant de voir son prince…

De la pitié. Elle sait qu’on peut aimer quelqu’un par compassion, par pitié. Et que généralement, on confond le tout dans un joyeux mélange avec de l’amour. Mais ce n’est pas aussi fort. A l’entendre parler, elle sait que ce n’est pas de la pitié. Elle n’a mentionné qu’une fois son accident. Ce n’est pas comme si elle casait les mots « handicapé », « chaise roulante » et tous ces mots qui se rapprocheraient de son incapacité à se déplacer. Alors, elle estime que non, ce n’est pas de la pitié. Parce que ce n’est pas par ça qu’elle a été touchée. C’est par lui, pas par son problème.

Alba – Je te crois, Adrianna. Ça s’entendrait si c’était de la pitié. Tu chouinerais des « et le pauvre, tu te rends compte ? Incapable de se déplacer seul pour le restant de sa vie. » ou encore des « je le plains, tu sais. Je n’arrive pas à comprendre comment il fait pour se débrouiller. ». Des trucs du genre.

Pas de rendez-vous concret. Elle, elle en a pour ses cours. Des jours, des heures. Une heure d’arrivée, du moins, jamais d’heure de fin. Elle pince ses lèvres, ferme les yeux. Elle a l’impression de glisser sur des sables mouvants, de perdre pied. Un seul faux pas, les questions reviendront.

Alba – C’est peut-être mieux ainsi, non ? Ca ajoute du piment à votre relation. Comme ça, quand tu le croises par hasard, tu es encore plus contente que si tu l’avais planifié. J’ai tort ? … J’y connais pas grand-chose, je suis désolée.

Elle rit doucement, pour adoucir les mœurs. Eloigner les embrouilles. Adrianna bouge sur le fauteuil, Alba rouvre un œil. Elle la regarde, elle croise ses yeux bleus. Ça, aussi… Les yeux bleus. Alba se surprend à penser comme toutes les filles aux yeux marron. Elle rêverait d’avoir les mêmes. Comme si des yeux bleus avaient des propriétés magiques, comme si les filles aux yeux bleus avaient plus de facilité… Conneries. Et là, la bombe. Si Alba avait eu du thé en bouche, à coups sûrs, elle l’aurait recraché ou avalé de travers. Redevenir vierge… Elle tousse, parce qu’à défaut d’avaler son thé de travers, c’est sa propre salive qui ne passe pas. Elle se redresse, tousse entre ses jambes et sa toux se mue en rire. Un petit rire discret, plus nerveux qu’autre chose.

Alba – On ne peut pas refaire ce qui a été défait…

A tous les coups, c’était un gage. Une conspiration mise sur pied dans le but de la rendre mal à l’aise. Elle perdait pied. Il y avait toutes ces images dans sa tête, tous ces souvenirs dérangeants. Jamais un souvenir ne l’avait déçu. Sauf ceux-là. Nerveuse, elle joue avec son auriculaire. Si elle continue, elle le déboitera complètement. Elle lui parle d’un cadeau qu’elle aimerait lui faire. Elle lui parle de sa fortune, de sa peur devant un refus. Alba secoue la tête.

Alba – Il suffira que tu lui expliques, clairement, calmement. Pourquoi cherches-tu dans les choses qui ont un prix ? Tu pourrais lui offrir… Je ne sais pas, moi… Une tasse ? ... Je n’ai jamais été douée pour offrir des cadeaux aux hommes. Même pour mon père, c’était compliqué…

Elle sait que si elle devait faire un cadeau à Gil, elle lui offrirait un guide de conversation en italien. Ou encore un dictionnaire. Sauf qu’elle n’aura jamais à lui faire de cadeaux. Elle lui dit qu’elle pourrait éventuellement envisager de se recoudre l’hymen. Alba pose une main sur ses lèvres, plus pour cacher la rougeur que par choc.

Alba – Non, ça, c’est carrément répugnant. Être vierge, c’est aussi un état mental, non ? L’hymen peut se déchirer à cause de beaucoup de choses. Les tampons, il parait que ça peut détendre l’hymen. L’équitation, aussi. Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu, évidemment. Mais être vierge, c’est aussi un état mental. Alors même si tu… Te fais recoudre, ça ne changera rien. Tu auras toujours en toi les souvenirs des autres hommes. Après, il ne tient qu’à toi de savourer ce moment. De te dire que c’est ta première véritable fois avec un homme que tu aimes plus que tout au monde… Ta tasse est vide ? Attends.

Tu t’enfonces. Alba avise la tasse de son élève. Vide. Ou presque. La sienne est encore remplie à moitié mais elle la range sur le plateau, en même temps que la tasse d’Adrianna. Elle attrape les poignées, se lève en soulevant les bras. Et repart vers la cuisine, plus rapidement qu’il ne le faudrait. Elle remet de l’eau à chauffer, vide les tasses dans l’évier, rince les filtres pour remettre le même thé, la même dose dedans. Elle se sent mieux, là. C’est comme si elle mettait de la distance entre elle et… Tout ça.

Alba – On n’est pas frigides parce qu’on n’aime pas ce genre de choses.

Elle n’a pas eu besoin de ses conseils pour apprendre à dire non. Elle rit, nerveuse.

Alba – Moi aussi, on me trouve frigide. Mais je m’en moque. Ce n’est pas comme si c’était réellement important. J’ai un travail, des occupations. Et tant que ça me suffit, ça me suffit. J’estime que ça ne regarde pas les autres. Tu as goûté les cupcakes ?

Elle prend son temps. Elle prend tout son temps. Elle ne sait pas comment y échapper. Elle n’ose pas lui demander de changer de sujet, elle n’ose pas la foutre dehors et là, clairement, elles ne sont plus en état de travailler. Elle regrette de ne pas avoir d’alcool dans un placard, elle regrette de ne pas pouvoir épargner un verre avant de se vider la bouteille cul sec. Peut-être qu’après une bouteille – peut-être même deux – ça ira mieux. Elle redouble de vigilance et pourtant… Tous les chemins mènent à Rome. Adrianna rattrape toujours la conversation, la dépasse totalement avant qu’Alba n’ait pu tendre la main pour l’attraper au vol. Elle repousse une mèche derrière son oreille. Un bateau… C’est excessif, non ? Oui. Oui, c’est excessif, Alba. Jamais tu n’offriras de bateau à quelqu’un. Et jamais non plus tu n’offriras de costume sur mesure avec des boutons de manchette en or. C’est peut-être ça qui te manque, après tout… Non. Il y a des filles plus pauvres que toi qui se débrouillent bien mieux. Elle secoue la tête. Elle fait comme si elle n’avait pas vu que l’eau était chaude.

Alba – Moi, j’ai fait de l’équitation. Là où habitaient mes grands-parents. Une heure, deux heures de route de Venise ? C’était à la campagne, dans une petite route où les maisons s’espaçaient d’un kilomètre chacune… J’y passais les vacances d’été et chaque été, je montais à cheval. Je pense que sur ce coup, j’ai fait comme toutes les petites filles… On rêvait toutes d’avoir un poney à l’époque et de l’appeler Arc-en-Ciel ou Tornade.

Le bon vieux temps. Quand on s’imaginait déjà cavalière professionnelle, dans un ranch avec cinquante chevaux. Comme dans les films. On murmurait à l’oreille des cheveux sans qu’ils y comprennent quelque chose mais ça faisait du bien de parler. Alba passe les tasses sous le robinet, les frotte avec l’éponge pour évacuer le thé déjà contenu. Au bout d’un moment, elle se sent obligée de verser l’eau chaude dans les tasses. De remettre les filtres, de redéposer les tasses sur le plateau. Et pourtant, elle s’arrête. Non. Non, non, non. Elle fait un faux mouvement, de l’eau chaude gicle sur sa main. Elle lâche la bouilloire qui rebondit dans l’évier, dans un fracas épouvantable. Elle secoue sa main, ouvre le robinet et passe sa peau meurtrie en-dessous.

Alba – … Aïe. Reste assise, c’est rien. Je me suis prise les pieds dans un torchon qui trainait à terre. Ce n’est pas grave, ce n’est rien…

Elle se mord la lèvre. Elle fait quoi, maintenant ? L’eau froide lèche la rougeur de sa peau, ça la soulage. Elle ferme les yeux, appuyée contre l’évier. Elle se masse la nuque.

Alba – Ma première fois ? Euh… Je pense que oui. Après, on va avoir du mal à comparer nos degrés de douleur sur une échelle… Ça fait longtemps, pour moi. C'est presque oublié. J’avais dix-neuf ans.

Elle rit, doucement. Dix-neuf ans. Le cap de la majorité franchi mais la barre de la vingtaine encore si lointaine… Dix-neuf ans, c’est le bel âge. Elle allait terminer sa première année au conservatoire. Besoin de plus. Elle tourne la tête, la main toujours sous l’eau.

Alba – … Plus ? Non. Pas dans l’immédiat, on va dire. Je n’ai pas ta chance, Adrianna. Je n’ai pas rencontré l’homme de ma vie.

On a toujours besoin de plus, Alba.

Elle se concentre sur sa blessure, sur la marque rouge qui ronge l’albâtre de sa peau. Ce n’est rien en somme. Juste un peu d’eau… Bouillante. Elle secoue de la tête, répète que ce n’est rien. C’est bon, ce n’est pas comme si elle s’était enfoncée un cutter dans la main, non plus. Pas cette fois, du moins. Elle roule des yeux quand Adrianna observe la rougeur. Certainement le côté bénévole à l’hôpital qui revient au galop.

Alba – Après, l’âge… On passe au-dessus. Quand on était enfant, l’âge comptait encore, parce qu’il nous imposait une limite. On se disait « Trois ans de différence, ça va encore, mais au-delà… ». A-t-on seulement encore besoin d’une limite ? D’accord, vingt ans, c’est énorme. C’est comme un gouffre. Mais ça ne t’empêche pas de l’aimer comme il se doit. Tu es une adulte, tu n'as plus besoin de ces limites d'âge maintenant. Tu as grandi, mûri. L'âge, maintenant, on peut se permettre de passer au-dessus.

D’accord, il y avait les parents. Les parents, parfois, c’est vraiment un problème. Alba, elle, elle n’avait plus qu’un demi-parent. Demi parce que son père était mort d’un cancer. Et parce que sa mère, survivante, avait décidé de parcourir chaque région du globe terrestre. Tout ce qu’elle pouvait encore espérer de sa mère, c’était un cadeau souvenir du pays et une carte qu’elle signait « je t’aime fort ma chérie, j’espère que tout se passe bien à Venise et que tu as enfin trouvé l’homme de ta vie, maman. ». Elle n’avait pas de soucis à se faire.

Alba – Tes parents se fâcheront – peut-être. Mais si c’est le bon, celui que les contes de fées appellent « Le prince charmant », fonce. Qu’est-ce que les autres pourront t’apporter ? On ne peut pas rester fâcher éternellement avec les personnes qu’on aime et qui nous aiment, de toute manière. Ils reviendront vers toi, c’est ta famille après tout.

Ses conseils ne valaient pas de l’or. Mais elle faisait des efforts. Elle soutenait Adrianna, parce qu'elle comprenait que ce n'était pas facile, ce genre de situations. De sa main valide, elle désigne un placard, juste au-dessus du frigo.

Alba – Ouais, peut-être… Regarde là-dedans, je dois bien avoir un truc.

« N’en parlons plus, tu veux bien ? ». Mots magiques. Comme une sorte de délivrance. La formule magique. Tu parles. Elle attend ces mots depuis que la conversation a commencé. Même pas avant qu’elle prenne une tournure étrange, non. Avant qu’elle ne commence. Elle hoche la tête pour montrer son accord. Oui mais est-ce que ça suffit ? Elle soupire, calmement. Maintenant que c’est fini, elle se sent mieux. Nettement, nettement mieux. Plus légère, plus souple. Elle arrête de tourner en rond comme un lion en cage.

Alba – Ce qui a été dit restera entre ses murs. D’accord ?

Adrianna détache ses paumes de sa main pour tirer une chaise vers le meuble. La quête du tube de crème. Elle serait incapable de prononcer le nom de cette crème – elle est même incapable de savoir si c’est de la crème pour les brûlures ou les piqûres d’insectes. Niveau pharmacie… Elle se contente d’acheter ce que son médecin lui prescrit. Ce n’est pas comme si elle avait besoin de grand-chose, non plus. Elle ne tombe pas malade régulièrement. Après… On passe au-dessus. Elle prend le tube de crème, en dépose une noisette sur la rougeur et se met à étaler la crème translucide.

Alba – Oui, ne t’en fais pas. Je peux encore étaler de la crème toute seule…

Et elle rit. Maintenant qu’elles ont cessé les sujets gênants, elle rit plus facilement. C’est comme si le poids qu’elle avait sur la poitrine s’était littéralement envolé, comme si elle était redevenue une enfant dans son t-shirt Batman, dans son jeans. Une adolescente. Quand elle était chez elle, elle s’habillait comme une véritable adolescente. Elle rebouche le tube, l’abandonne sur la table de la cuisine et observe Adrianna.

Alba – Je ne sais pas ce qu’on fait, du coup. On retourne peindre ? Ou on estime que cette vieille peau n’a que ce qu’elle mérite.

Personnellement, elle, elle est crevée.
Vraiment crevée.