- Le Clandestin. - Gíl Dylman - [Terminé]

Il n’y avait personne à la boutique, alors il s’était un instant perdu.
Le premier instant, il avait dérivé dans ses livres de comptes, entre les commandes et les paiements, les bordereaux de chèques, les certificats en tous genres et les lignes de chiffres qui remplissaient les pages à petits carreaux. Il avait capté ce décor absent d’un œil distrait, ne réfléchissant pas aux chiffres et à ce qu’ils représentaient. Il avait nonchalamment tourné les pages, une à une, sans se soucier de quoi que ce soit, parce que la boutique était déserte et la rue calme. Son esprit était à des miles et des miles de ce que ses yeux lisaient en diagonales, des noms devant les cases, des numéros sur les bordereaux. Tout était devenu une sorte de flou gaussien, mélange des lignes violacées et des chiffres à l’encre noire.

Puis il avait délaissé le cahier, l’avait fermé avec un claquement sec.
Clac.

Ensuite il avait dérivé au milieu des vieilleries qui tapissaient les murs et les étagères de la boutique étriquée. Bibelots en tous genres, un lustre en cristal accroché au plafond, livres anciens de tous les coins de l’Europe, un sextant et un compas dans une vitrine, près de plans détaillés, de curiosités sans fin au milieu du bazar ambiant. Parfois, ses doigts replaçaient un objet sur son étagère en bois verni, parfois, ses yeux semblaient ausculter les objets anciens qui décoraient la pièce, qui l’étouffaient avec le poids de leurs années.
Puis il avait réalisé qu’il s’ennuyait, et il était retourné avec ses livres de compte, avait glissé la main sous le plateau de son petit comptoir. Il en avait sorti un livre, un qu’il avait emmené pour le voyage de Karlstad jusqu’à Venise, et qu’il n’avait pas continué depuis qu’il avait déballé ses cartons et installé un sommier à son lit. Un polar, d’Henning Mankel.

Il tournait les pages, ses yeux n’accrochaient qu’un mot sur deux, son cerveau encore embué par l’ennui qui l’avait saisi depuis quelques heures déjà. Un soupir lui échappa, il releva la tête et admira la boutique vide. Il lui arrivait de rêver qu’elle soit déserte, quand du monde arrivait. Et quand elle était déserte, il aurait voulu y voir quelques personnes. Il oscillait toujours, ne sachant pas vraiment ce qu’il pouvait vouloir.
Alors il retourna à sa lecture et laissa le temps passer.

Il ne savait pas combien de temps avait passé, exactement, mais quand il avait relevé la tête, quelqu’un était dans la boutique. Un jeune garçon, à qui il ne donnait pas plus de vingt ans. Il inclina la tête de côté, regarda ce dernier poser la main sur un chat, pièce d’un métal qu’il n’a pas encore réussi à identifier.
L’animal était rougeâtre. Probablement des oxydes de fer, mais le reste de la composition restait à être déterminée.
Il referma son livre, le remit sous le comptoir, et bougea légèrement de là où il était, presque silencieux. Ses pas claquèrent légèrement sur le parquet de la boutique.

« Il vous intéresse ? »

Par réflexe, il avait parlé en anglais.

L’anglais du jeune homme était bancal, sa voix hésitait, butait sur les mots. Et lui, il attendait. Il attendait, patiemment, d’avoir la phrase complète pour pouvoir formuler une réponse. Il est question de livres, alors machinalement, il pointa le rayonnage avec un léger « here » pour indiquer. Pourtant, son interlocuteur n’avait pas l’air de vouloir bouger, de rejoindre les étagères lourdes de volumes datant d’âges passés depuis des années déjà. Toute son attention semblait être aspirée par le chat aux oxydes de fer.
Il esquissa un léger sourire qui disparut tout aussitôt. Ce chat était sur son étagère depuis qu’il était arrivé à Venise. Personne n’avait jusqu’ici pris la peine de le regarder.

Personne n’avait eu l’air intéressé par un chat coloré aux oxydes.
Peut-être que s’il avait été fait de verre aventuriné de Murano, les gens y feraient plus attention. Mais ce n’était qu’un pauvre petit félin de métal inconnu incrusté d’oxydes ferriques qui lui donnaient cette teinte un peu cramoisie. Il savait juste que cette élégante petite bête a un certain âge, ce qui lui valait sa place au milieu des vieilleries qu’il vendait.
Elle n’aura juste pas le même prix que le lustre en cristal qui pendait au plafond.

Et puis vint la question qui semblait tarauder le jeune homme.
Et lui, il secoua la tête.

« Non. C’est le seul que j’ai. »

Le seul, l’unique.
Il resta là un moment, sans bouger, scrutant le jeune homme et ses mimiques envers le petit chat métallique. Il ne dit rien pendant quelques secondes, peut-être une ou deux minutes. Puis, il réitéra sa première question.

« Il vous intéresse ? »

Il le regarda se détacher du chat métallique.
Il le regarda aller finalement vers les livres. Il inclina la tête, le suivant du regard. Il le regardait s’émerveiller en silence sur les vieilles couvertures, en cuir, les pages cousues à la main, la feuille d’or sur le dessus, sur le dessous, les petites arabesques végétales sur les tranches, les vieux titres qui s’écaillaient doucement, dont il ne restait que les reliefs ténus.
Il eut un brin de sourire en voyant l’attitude du jeune homme. Le livre avait l’air de l’intéresser, de le passionner, même. Et il devait bien avouer qu’il faisait parfois pareil. Souvent. Il pouvait passer de longues minutes simplement à passer ses doigts le long des pages, pour apprécier la texture du vieux papier.

Un peu rêche.

Et puis, il y eut la question du jeune homme.
Et il secoua la tête en signe de dénégation.

« Je suis suédois. »

Et que faisais-tu à Venise, alors ? Il s’était tout simplement éloigné le plus possible de sa famille, de son père omniprésent et qu’il voyait encore comme un tyran qu’il avait abandonné derrière lui, n’emportant pas un souvenir, juste ses cartons et ses livres. Il ne parle que deux langues. Suédois, anglais. Ses notions d’italien étaient limitées, et il ne connaissait rien au français.
S’il n’y avait pas eu d’annonce en anglais à l’aéroport, à Paris, il se serait perdu. Et il aurait atterrit il ne savait trop où.

Il désigna doucement le livre, de la main, à deux doigts de le prendre.

« Il vous intéresse ? Il est en italien si je me souviens bien, c’est une vieille traduction. »

Il attendit la réponse, patiemment.

Il ne comprit rien.
Absolument rien.

L’italien se résumait pour lui à une suite de sons ponctués de quelques consonnes, un bruit incompréhensible et indéchiffrable. Il avait toujours l’habitude de chercher une concordance dans son vocabulaire suédois, sans en trouver aucune. Alors il anticipait toutes les conversations en anglais. Seulement, tout le monde ne parlait pas anglais, dans cette ville. Quelques rares personnes pouvaient tenir une conversation, d’autres se débrouillaient, et d’autres encore étaient à la limite de signer pour se faire comprendre.

Il acquiesça simplement quand le garçon lui dit qu’il aimait le livre, et le petit chat en oxydes de fer. Il le laissa aller jusqu’au petit comptoir de la boutique, attrapant le chat avec précautions, pour commencer à l’emballer dans du papier kraft. Il prit ensuite le livre et fit pareil, avant d’annoncer les prix.

« Vous voulez un sac ? »

Le chat était assez lourd. Et le porter en plus du livre, juste à la main, pouvait vite se révéler encombrant. Il devait bien avoir un sac ou deux quelque part. Sans vraiment attendre de réponse, il se mit à en chercher un sous le comptoir. Sa main dérapa sur sa lecture du jour, la fit tomber, et il trouva finalement un sac pour y mettre le chat et le recueil de poèmes.
A.Rimbaud, avait-il pu lire sur la tranche avant d’emballer le précieux trésor.

Il posa le sac sur le comptoir avant de ramasser son propre livre, passant machinalement sa main sur la couverture pour la décorner.
Elle était pliée avec la chute.

Les chiffres posaient problème.
C’étaient toujours les chiffres. Annoncer un nombre posait problème, donner l’heure posait problème. Machinalement, il se demanda ce que les gens avaient avec les nombres et l’anglais pour comprendre aussi peu. Ou alors c’était lui qui avait eu la trop bonne chance de naître, de grandir et d’apprendre dans un pays qui se souciait énormément du bien être des élèves de leur maternelle jusqu’à la faculté, qui se souciait de leur vie ailleurs que dans leur patelin paumé en pleine campagne ? Il n’en savait trop rien.

Il se mordilla un peu la lèvre, cherchant une alternative. S’il écrivait ces chiffres, ce serait plus compréhensible. L’écrit de ces petits saligauds passait toujours mieux. Il nota de garder, à l’avenir, un bloc-notes près de lui pour ce genre d’éventualité. Il se mit à chercher de quoi écrire, dégota un stylo, mais ne trouva pas de papier.
Il fit signe au jeune homme d’attendre là, et partit vers l’arrière-boutique où il rangeait toujours son registre et ses feuilles de papier. Ce fut seulement là qu’il se rappela qu’il avait aussi son livre de comptes, que gribouiller dans le coin d’une page était anodin.
Il soupira, marmonna un juron en suédois, et retourna derrière le comptoir en pliant une feuille du registre à l’envers.

Il posa le tout sur le bord de bois, et écrivit tranquillement la somme en chiffres, avant de retourner la feuille vers le jeune homme pour qu’il puisse lire.

« Désolé pour l’attente, j’espère que c’est plus compréhensible comme ceci. »

L’ensemble n’était pas cher pour un chat en oxydes et une vieille édition de Rimbaud, et le sac était gratuit. Il n’avait pas besoin de le dire, et il le disait rarement.
La chose la plus chère qu’il avait vendue jusqu’ici était un tapis dont il s’était débarrasser avec une joie mal dissimulée.