« i'm still learning to love ▲ Adrianna

Alba hausse les épaules. Ce n’était pas dans ses intentions de salir les cols de chemise de Gil. Ca l’était encore moins avec du rouge à lèvres sur les lèvres. De toute façon, à quoi ça sert du rouge à lèvres ? C’est bien joli dans un premier temps mais ensuite… Ensuite, ça devient impossible de se mordre les lèvres, impossible de boire sans salir le verre, impossible de le garder une journée entière – mais tout ça, c’est parce que tu n’es pas douée, Alba. Pour Alba, mettre du rouge à lèvres, ça se résumait à… Mettre du rouge à lèvres. Pas de gommage, une hydratation plus que partielle. Elle ne mettait ni fond de teint ni poudre et ne se cassait pas le cul avec les crayons à lèvres. Quand Alba mettait du rouge à lèvres – quand elle osait en mettre – ce n’était que du rouge à lèvres.

Elle sourit à l’objectif, tire la langue, éclate de rire aux côtés d’Adrianna. Elle prend l’appareil photo dans ses mains pour faire défiler les clichés sur l’écran. Elle s’attarde sur chaque photographie en se demandant si c’est celle-là qu’elle accrochera dans sa chambre. Peut-être devrait-elle investir dans plusieurs cadres.

Alba – Je pense qu’on va toutes les deux éviter…

Elle sourit à Adrianna et se regarde une nouvelle fois dans le miroir. Qu’est-ce que ça donnerait si elle se maquillait plus souvent ?

Alba – On peut essayer. Même si je ne sais pas du tout quand aura lieu cet éventuel rendez-vous…

Elle hausse les épaules en penchant sa tête sur le côté, un air de « c’est comme ça, j’y peux rien » sur le visage. Elle prend le lait démaquillant que lui tend Adrianna ainsi que les cotons et entreprend de se nettoyer le visage – dans la mesure du possible.

Alba – Vas-y, explique-moi. Autant je t’apprends à repeindre de vieilles toiles, autant tu m’apprendras à me peindre moi-même – ce n’est pas beau, l’échange ?

Elle a raison, ce ne sera jamais perdu. Si elle ne le fait pas pour Gil, elle le fera pour une nouvelle inauguration ou une connerie du genre. Elle le fera pour une soirée chez le conservateur du musée, chez son patron. Elle le fera pour l’une des expositions de sa mère, quand celle-ci regagnera Venise l’espace de quelques semaines, voire même quelques jours. Adrianna a raison : rien de la leçon ne sera perdu.

Alba – Discret. Je pense que ce sera mieux pour commencer, tu ne trouves ? Après, si ça t’amuse, je t’autoriserai à me changer complètement la figure.

Dans sa vie, on avait essayé de la maquiller une fois. Pour une soirée de l’école. Ses copines avaient décidé de se préparer toutes ensembles, dans la même chambre à rire et à papoter. On avait tiré Alba sur une chaise, on l’avait forcé à s’asseoir. Et on lui avait dit « maintenant, tu attends. Tu nous laisses faire. Et tu ne bouges pas. ». Ses lèvres avaient alors pris une chaude couleur rouge, de ce rouge de femme fatale qu’elle s’était convaincue de ne plus jamais retenter. On avait assombri son regard, blanchi son teint pourtant déjà bien pâle. On avait transformé Alba. Maintenant, elle attendait de voir ce qu’Adrianna avait à lui proposer, dans le rayon des métamorphoses.

Alba – Je ne sais pas…

Elle se mordille les lèvres tout en réfléchissant et en scrutant son reflet. Ça dépendait de l’effet voulu, non ? Enfin… Ca dépend de ce qu’elle voulait. Soit elle voulait que Gil lui bouffe les lèvres, soit elle voulait… Elle ne savait pas ce qu’elle voulait. Elle ne voulait pas grand-chose, rien de spécial. Elle regarde Adrianna, souffle sa réponse timidement, comme si c’était la mauvaise.

Alba – … Les lèvres ?

Elle hoche la tête en souriant, les mains sagement posées devant elle. Bien sûr qu’elle faisait confiance à Adrianna. Elle lui ferait confiance même si elle se retrouvait les yeux bandés, suspendue dans le vide au-dessus d’une autoroute. Enfin, elle n’irait peut-être pas jusque-là. Mais elle lui faisait confiance, c’était un fait. Tout comme – elle le supposait – Adrianna lui faisait confiance. Elle sent la crème, le fond de teint et le pinceau pour la poudre sur son visage. Ca la chatouille. C’est bizarre, aussi. Elle n’a pas l’habitude de mettre autant de maquillage – parce que oui, pour elle, ça faisait beaucoup.

Elle écoute tout ce qu’Adrianna lui explique, enregistre les instructions dans une partie de son cerveau. Au fond, ce serait peut-être bien utile pour la prochaine inauguration. Au cas où ce serait à son tour de monter sur l’estrade afin d’expliquer en quoi son travail sur l’œuvre avait consisté. Elle ne peut pas demander éternellement à Pietro de monter devant tout le monde. Puis, peut-être que si elle regarde Gil dans la foule, elle aurait moins peur de dire des conneries. Elle regarde l’objectif, le plus calmement possible en essayant de ne pas fermer les yeux. Elle attend de voir ce que ça donne. Elle se penche sur l’écran pour regarder. Et elle voit.

Ce n’est pas Alba. Ce sont ses yeux, ses cheveux, la forme de ses lèvres. Mais c’est autre chose. Elle se voit tous les jours avec du mascara, parfois elle ose appliquer un gloss translucide sur ses lèvres. Parfois, juste du beurre de cacao. Sur sa peau, elle ne met pas grand-chose. De la crème de jour, quand elle ne l’oublie pas ou qu’elle n’a pas la flemme d’en mettre. Mordre dans un mouchoir pour enlever le surplus. D’accord, ça elle sait faire. Elle lève les yeux vers le miroir, se regarde encore un moment.

Alba – C’est bizarre. Je veux dire, c’est léger, discret mais… C’est bizarre. Après, je suppose que tout n’est qu’une question d’habitude, que si je faisais ça plus souvent, ça passerait mieux.

Elle se sourit. Oui, quand elle s’habitude à son reflet, ça passe mieux. Elle arrive même à se trouver un peu plus jolie. Un peu. Mais un peu, pour Alba, c’est déjà beaucoup.

Alba – … Merci, Adrianna.

Elle désigne le rouge à lèvres d’un geste de la main.

Alba – J’adore la couleur de ton rouge à lèvres. Montre, que je note la marque et le numéro. C’est quoi, Lancôme ? Chanel ?

Alba – Bien sûr que j’aime.

Elle sourit, rassurante. Allons, c’est sa tête qui ne lui revient pas et non le maquillage. Elle efface ces couleurs d’apache de son visage. L’eyeliner laisse un trait soir sur sa paupière, le mascara a coulé sur ses joues. Elle rapproche son visage du miroir, pour s’acharner contre la bavure. Elle l’efface complètement, raie le souvenir de ce maquillage de la surface de son visage. Et elle redevient Alba. Alba qui a des lèvres roses, bien plus roses qu’à l’ordinaire. D’un rose bonbon harmonieux. Elle ne sait pas si elle remettra une couleur pareille un jour. Au pire, si elle craque, elle ira se le procurer. Même si elle a peur du prix auquel il lui reviendra. Rouge in love. Elle s’en souviendra. Le rouge, c’est sa couleur préférée après tout.

Elle abandonne la lotion sur la tablette de la coiffeuse, jette les cotons usagés. Et dans ses mains, un contact froid, métallique. Puis, de la chaleur. Celle diffusée par les mains d’Adrianna. Elle se retourne dans sa direction, la dévisage. Quoi ? C’est quoi, dans ces mains ? Elle a bien une idée, elle espère qu’Adrianna n’a pas fait ça. Elle secoue la tête, repousse ses mains vers elle.

Alba – Adrianna… Je ne peux accepter un rouge à lèvres en échange d’un pot de glace, c’est ridicule. Encore, si c’était une broutille, une babiole à même pas trois euros, d’accord. Mais pas un Lancôme… Je ne suis pas conne, je sais que ça ne coûte pas trois euros.

Le problème, avec Adrianna, c’est qu’elle ne lâchera pas. Elle insistera. Trouvera des arguments pour en revenir à l’argument final, celui qui achève. « L’argent, ce n’est pas un problème, pour moi. ». Alors, devant sa petite moue toute triste, pour éviter l’affrontement, elle soupire, reprend le rouge à lèvres et l’observe. Elle en sort le tube de couleur, l’inspecte. C’est une couleur fascinante. Enfantine.

Alba – … Merci.

Elle se lève pour aller ranger le tube argenté dans une pochette de son sac, vérifie sa messagerie en même temps. On ne sait jamais. Un sms d’Aline pour savoir où se cachent les essuie-tout, un sms de Pietro pour lui résumer ce qu’elle a manqué de la convocation qu’ils ont reçu chez le boss et qu’elle a séché. Il n’y avait rien de tout cela. Il n’y avait pas de message. Elle hésite à en taper un vite fait, pour Gil mais elle se résigne. Tant pis. Elle se redresse, tend les bras vers le plafond.

Alba – Tu sais quoi ? Je suis crevée. Exténuée. Totalement lessivée.

Et elle rit en se traînant vers le lit d’Adrianna.