« one love, one house ▲ Gil

Alba lisse les plis occasionnés par le voyage sur sa blouse en dentelle crème, remonte la lanière de son sac brun sur son épaule. A croire que depuis la soirée d’inauguration, elle ne porte plus que de la dentelle. Ça n’a rien à voir avec la soirée d’inauguration. Elle aime bien porter cette blouse tout comme elle se sent mieux dans un jeans que dans une jupe. Puis, ce n’était pas comme si elle allait à un rendez-vous galant. Elle se rendait juste chez Gil pour l’aider à ranger son appartement après l’inondation. Elle secoue la tête pour remettre ses cheveux en place, se donner un peu plus de volume mai si elle sait que ça ne marche pas. Elle aura plus l’air décoiffée qu’autre chose. Alors, elle attrape la masse blonde de ses cheveux pour les rassembler en un chignon vite-fait.

Elle descend du bateau en saluant joyeusement le conducteur, s’étire. Bien trop heureuse d’avoir remis les pieds au sol. Le bateau, elle le prenait depuis des années et pourtant, elle préférait toujours marcher pour se déplacer. Marcher, ça ne payait pas et elle se faisait des fesses en même temps. Il serait grand temps qu’elle s’en fasse, d’ailleurs… Marcher, ça voulait dire se promener le nez en l’air pour observer les détails de la ville, un sourire béat sur les lèvres, quitte à rentrer dans les touristes ou les riverains. Parfois, ça lui valait de prendre une photo d’un couple, d’une famille, d’un groupe d’amis. Parfois, ça ne lui valait rien du tout. La personne continuait son chemin en acceptant ses excuses d’un sourire.

Elle tourne à l’angle de la rue, remonte jusqu’aux résidences. Jusqu’à la résidence de Gil. Elle ne sait pas trop ce qu’elle va lui dire. Pour une fois, elle ne doit pas réfléchir à la manière de continuer ses cours improvisés. Elle ne doit pas se demander quelle matière aborder, si elle doit revoir la prononciation avant toute chose. Elle sourit naïvement quand elle se dit que pour une fois, elle n’aura pas à jouer les institutrices. Qu’elle pourra entièrement profiter de son après-midi avec Gil. Elle se mord la langue, pour s’obliger à redescendre sur terre. Elle est arrivée devant sa porte.

Elle monte ses mains dans ses cheveux pour dénouer l’élastique, ébouriffe ses cheveux pour les éparpiller correctement et elle frappe. Elle tire un peu sur ses manches trois quarts et lui sourit quand il ouvre la porte.

Alba – Bonjour !

Elle a décidé de le saluer en italien, pour l’habituer à l’entendre. Elle passe devant lui pour rentrer dans l’appartement en remettant une mèche derrière son oreille. Elle abandonne son sac sur le canapé et se retourne vers lui en souriant, les mains dans le dos.

Alba – Alors, on commence par quoi ?

En anglais, maintenant.

Elle observe Gil. Il n’a pas changé depuis la dernière fois. Depuis… Depuis qu’il est venu la chercher au travail. Elle le revoit encore attendre sur les marches, devant le musée. Ces mêmes marches sur lesquelles elle l’avait entendu, le soir de l’inauguration. Et elle se tenait devant cette armoire quand elle lui a demandé de l’accompagner. Ensuite, elle est partie et… Et si tu arrêtais de ressasser des choses que tu as déjà vécues ? Et si tu te contentais de faire ce que tu lui as promis de faire, de ranger les choses. Elle jette un coup d’œil autour d’elle. Ce n’est pas si en désordre que ça, au fond.

Au final, elle rattache ses cheveux en un chignon. Plus pratique pour… Faire le ménage. D’accord, elle est venue ici pour faire le ménage. Elle évacue l’information en haussant les épaules, le sourire sur ses lèvres.

Alba – Ça ne fait rien. Je suis venue pour t’aider, je ferai ce que tu me diras.

Ouais, bon. Sans arrière-pensée. Elle s’approche près de l’armoire qu’il lui désigne et elle passe le chiffon dessus. Elle retire les poussières du mieux qu’elle peut. Elle l’avait dit, à Alba. Ils ne sont pas très démonstratifs. Allez, on dirait quoi, des amis ? Elle pince ses lèvres. Elle entend encore la voix d’Adrianna qui lui dit que parfois, il suffit d’un regard ou même d’un sourire. Elle regarde les livres qui s’étalent devant elle. De vieux ouvrages, sans aucun doute. Elle devine que sur certains s’étalent des mots en suédois, elle reconnaît sans peine de l’anglais. Elle suit des yeux les livres, observe les dorures sur certaines couvertures. Ça fait assez vieille bibliothèque authentique, elle aime bien. Digne d’un antiquaire.

D’un geste hésitant, elle tire sur la manche de Gil. Elle le regarde, elle attend qu’il se retourne vers elle pour se hisser sur la pointe des pieds et l’embrasser. Elle repose les pieds au sol, pose son front contre son épaule en riant. C’est nerveux mais en même temps, elle est contente de l’avoir fait. Elle porte une main à son nez pour cacher la rougeur et son sourire niais par la même occasion. Au bout d’un moment, elle recule pour reprendre là où elle s’était arrêtée avec les poussières. Mais avec plus d’énergie, cette fois. Comme pour essayer de faire disparaître la tâche qu’elle représentait elle-même.

Alba – C’est dingue, quand même. Tous ces livres. Tes livres. Tu les as tous lus ?

Elle a chaud. Terriblement chaud. Et elle n’a pas besoin de miroir pour comprendre que son nez, ses joues ont revêtu la chaude couleur de la pivoine. Elle abandonne son chiffon sur son morceau d’étagère et s’abaisse, pour regarder les livres alignés sur les planches inférieures. Elle passe ses doigts sur chaque couverture, s’arrête le temps de lire le nom – ou juste le temps de comprendre que ça ne servira à rien en ne parlant ni Suédois, ni Islandais ni même aucune langue nordique. Elle l’écoute parler des bouquins qu’il lit à l’envers, les yeux rivés sur son sourire. Ça n’arrangera rien à la rougeur de son visage, ça. Elle s’assied sur le sol, en tailleur, et balance sa tête sur ses épaules, les mains sur les chevilles.

Alba – Je fais pareil, parfois. Même avec les romans.

Elle hausse les épaules en riant.

Alba – Mais ça veut dire que le roman est tellement ennuyeux que je dois aller voir l’action plus loin pour me donner du courage – quand je ne saute pas des pages de descriptions.

Mais ça, elle le faisait quand elle allait encore à l’école. Quand on lui donnait des briques indigestes à lire. Elle se contentait de l’action, du minimum descriptif. Et elle sautait des pages. De toute façon, personne n’a jamais interdit au lecteur de sauter une ou vingt pages. Ses yeux se reposent sur les bouquins, elle pince ses lèvres. Elle ne s’attarde pas sur les jolies couvertures neuves mais elle s’intéresse plus aux anciennes – l’aspect de la restauratrice, sans doute. En même temps, tout ce qui est ancien, tout ce qui sent la poussière, elle ne sait pas l’expliquer mais elle aime vraiment. Elle relève les yeux, regarde la main de Gil sur un livre qu’elle ne voit pas d’en bas. Celui-là, il ne l’a jamais lu parce qu’il ne le comprend pas. En même temps, c’est de l’islandais. Elle lui sourit.

Alba – Tu collectionnes les Edda ?

Elle regarde les livres, en tire un au hasard. Vieux, poussiéreux. Elle n’arrive pas à déchiffrer le titre. Et pourtant, elle se redresse, recule en sautillant jusqu’au fauteuil et ramène ses jambes sous ses fesses après avoir ôté ses chaussures. Elle tapote la place à côté d’elle en souriant et en lui désignant le livre.

Alba – Viens me lire ça. Je n’arrive pas à comprendre le titre mais ça ne fait rien.

Elle change de position, pose sa joue sur ses genoux, le livre toujours en l’air.

Alba – … Je veux juste t’entendre me parler en Suédois.

Tu vas mourir de honte si tu continues.
Complètement mortifiée.

Elle se détourne quand il s’assied à côté d’elle. Elle s’arrange pour pouvoir détailler son profil, les bras autour de ses jambes repliées contre sa poitrine, la joue sur ses genoux. Elle se sent quand même un peu stupide, un tantinet naïve, un rien godiche de lui avoir demandé ça. Elle baisse les yeux un moment, honteuse de son caprice. Et pourtant, il se prend au jeu. Sans rechigner. Sans chercher d’échappatoire. Sans soupirer. Elle en conclut que ça ne le dérange pas. Ou alors, ça le dérange mais il ne lui dit rien ? Elle lui a abandonné le livre, il lui a lu le titre. Elle n’a rien compris et pourtant, elle n’en sourit pas moins. Comme elle a l’air bête. Une vraie gamine.

Alba – « vader », ça veut dire « père », en néerlandais, non ? … Non, tu ne l’as pas prononcé de la même manière, je dois être totalement à côté de la plaque.

Et ça la fait rire. Rire d’être à côté de la plaque. Pourtant, elle a essayé de faire des liens. Quand il lui a dit « okej », elle a compris – en même temps, ce n’est certainement pas le mot le plus compliqué de la langue suédoise. Elle a fait le lien – puis, la prononciation étant pareille… Il lui dit un truc qu’elle ne comprend toujours pas, il lui sourit. Elle fronce les sourcils, ose un sourire avant de secouer la tête.

Alba – Non, je n’ai pas compris.

Elle bascule en avant pour se mettre à genoux à côté de lui, elle s’enfonce dans le fauteuil. Elle dépose ses lèvres sur sa mâchoire.

Alba – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle se mordille la lèvre en reculant. Oh, ce n’est sûrement rien d’important. Si ça se trouve, il parlait de la couleur du ciel, de la forme des nuages. En trois mots. Qu’est-ce qu’on peut dire en trois mots ? On peut dire des tonnes de choses en trois mots. J’ai faim ? Soif ? Froid. Elle secoue la tête. Au loin, elle entend son portable vibrer. Trois fois, un appel. Elle se retourne pour prendre son sac derrière elle, sort son portable. Et grogne. Elle annule l’appel, écrit rapidement un « Je suis occupée. Quoi ? » et enfuit le téléphone dans les profondeurs de son sac. Ni vue, ni connue. Elle sourit à Gil, redépose un baiser au niveau de son oreille.

Alba – Si tu ne me dis pas ce que c’est, je te soutirerai l’information.

Elle fait craquer ses phalanges en souriant.

Au fond, cette menace, c’était n’importe quoi. Du grand n’importe quoi. Comme si Alba était réellement capable de menacer quelqu’un. D’effrayer quelqu’un. On avait plus envie de rire et de se moquer d’elle quand elle menaçait, même pour rire. Elle n’était pas effrayante, elle le savait. Tout le monde le savait. Alors, cette menace, c’était plus que du grand n’importe quoi. Oh. Penser à l’anglais… Bien sûr qu’elle sait parler anglais. Sinon, comment communiqueraient-ils ? Puisqu’il ne parle pas Italien et que le Suédois, c’est une première pour elle. Elle observe ses doigts dans ses cheveux, tout en réfléchissant. Il paraît que le dernier mot n’est pas évident. Elle sourit.

Alba – Tu parles. Je pense que même si tu le répétais une centaine de fois, je ne le comprendrais pas.

Elle abandonne sa tête sur son épaule, lovée contre lui. Elle réfléchit encore. Qu’est-ce que ça veut dire ? Marrante ? Ça pourrait très bien dire ça. Même si, entre nous, elle ne voit pas en quoi elle serait marrante. C’est pour le coup de « vader » ? C’est bien l’un des seuls mots du néerlandais qu’elle a retenu. C’est un étudiant flamand qui le lui a appris. Il s’appelait Tuur, il était là en stage pour apprendre de nouvelles techniques de restauration. Gentille ? Si c’est parce qu’elle est venue l’aider à ranger – enfin, à nettoyer – son appartement, il faut qu’il apprenne que c’est tout naturel. Puis, ça lui donnait une occasion de le revoir. Elle caresse le bras qu’il a passé autour de ses épaules. Ses lèvres se déforment en une moue.

Non, en fait, ça veut dire belle. Il vient de te dire que tu es belle. Elle secoue la tête, repose ses pieds sur le sol et se lève.

Alba – Tu dis des bêtises.

Elle ramène ses cheveux sur son épaule gauche, enfonce ses mains dans les poches arrières de son jeans. Elle se pose devant les petits chevaux colorés qu’il a soigneusement alignés sur la tablette d’une étagère. On dirait des jouets pour enfant, ça la fait sourire. Elle, elle avait des animaux en plastique chez elle. Chez ses grands-parents, ils étaient en bois. Il dit des bêtises. Elle n’est pas belle. Elle n’est même pas mignonne. Il faudrait peut-être qu’ils se mettent tous ça dans le crâne.

Ou alors, c’est simplement de la modestie de ta part, Alba.
Connerie, modestie ou pas, tu devrais quand même prendre le compliment.

Ce n’est pas qu’elle n’a pas apprécié le compliment. Ce n’est pas qu’elle veuille faire un caprice ou encore le faire languir comme on pourrait le lui suggérer. Elle chipote à son ongle, devant l’étagère, gratte le vernis rose pâle qu’elle a étalé en double couche la veille au soir. Ça fait un bruit agaçant mais ça l’occupe. Elle baisse les yeux vers ses mains, pour voir les limites de la réalité, pour ne pas se blesser en grattant comme une forcenée. En temps normal, elle aurait souri. Rougi. Peut-être même qu’elle aurait ri, une main sur le nez. Elle aurait fait tout ça si elle-même avait été normale. Elle l’aurait cru si on le lui avait répété plus souvent. Les amies, ça ne compte pas. On est toujours belle aux yeux de ses amies comme de sa famille. Anthony ne le lui disait jamais. Et elle, elle ne lui avait jamais rien demandé.

Gil la sort de ses sables mouvants, ses doigts autour de son poignet, ses lèvres sur sa joue. Il lui répète qu’elle est jolie. Très jolie. Un niveau au-dessus. Elle sourit au sol, en évitant son regard. Elle sent son index sur ses joues, elle rigole, relève les yeux en secouant la tête. Elle aime bien quand ses doigts s’emmêlent dans ses mèches blondes.

Alba – Qu’est-ce que tu racontes, encore ?

Ses mains bougent, descendent le long de son corps. Elle écarquille les yeux quand elles se posent innocemment sur sa taille. Arranger ça… Elle entrouvre les lèvres, l’inférieure tremble légèrement. Elle ne voit pas où il veut en venir. Ça la soulage presque quand il se met à la chatouiller en riant. Elle se tortille entre ses mains, se débat comme une folle.

Alba – Arrête. Arrête ! … Non mais… Allez, Gil, sérieusement…

Il s’en fout lui, puisqu’il rigole de son petit jeu. Puisque ses doigts pincent sa peau. Ce n’est pas lui la victime, c’est elle.

Alba – Arrête çaaaa… Je ferai tout ce que tu veux mais… Arrête, par pitié…

Elle essaie de chasser ses doigts de ses côtes, le suppliant d’arrêter. Elle s’échappe, met de la distance entre son corps et le sien en contournant la table basse, dans le salon. Elle enroule ses bras sur son ventre, pour le protéger. Pour se protéger. Elle reprend son souffle, ahurie, avec une tête de folle furieuse au bord de la phobie. Au bout d’un moment, elle lui sourit. Moqueuse, fière de lui avoir échappé. Elle se redresse, dégage quelques mèches folles d’un geste de la tête et enfonce ses mains dans les poches arrières de son jeans. Elle penche son corps vers l’arrière, se balance vers l’avant. Elle se moque, elle a fui.

Il passe près d’elle, elle s’écarte de son passage. Méfiante. Plus jamais il ne lui refera un coup pareil. Pas aujourd’hui, du moins. Il retourne s’installer dans son fauteuil, jette un regard au livre qu’elle lui avait demandé de lire. Elle se rend seulement compte de sa connerie, cette stupide soumission. Faire tout ce qu’il veut. D’accord. Tant que ça ne met pas en jeu sa santé psychologique et physique. Elle lui renvoie une grimace ironique quand il lui parle de son envie de faire du parapente.

Alba – Ça, tu y penseras sans moi, Gil.

Et ce même si elle s’est complètement aplatie face à lui. Elle voulait surtout fuir ses mains sur sa taille, la proximité. Fuir tout ça. Elle humidifie ses lèvres en l’observant. Elle regarde ses mains, ses lèvres, ses yeux qui suivent les mots inscrits sur ces pages qu’elle ne comprendra sans doute jamais. Il a l’air concentré, sérieux. Elle se surprend à sourire. Elle sursaute quand il referme le livre d’un coup sec, elle détourne le regard, une moue boudeuse sur les lèvres. Elle fait comme si elle ne l’avait pas dévoré du regard. Elle entend son corps bouger sur le canapé et pourtant il ne revient pas vers elle. Il lui dit qu’il voudrait la voir sourire, elle le regarde en plissant les yeux.

Alba – Et si je n’en ai pas envie ?

Elle l’affronte du regard avant de retourner s’asseoir près de lui, sur l’accoudoir. Elle a déposé le livre sur la table. Elle enroule une mèche blonde autour de ses doigts, la laisse glisser sur sa peau. Elle le regarde. Et au bout d’un moment, elle a envie de rire. Alors, elle craque.

Alba – Très bien, Gil, j’abandonne. Tu as gagné… Ça te fait plaisir, avoue.

Elle tend la main vers sa joue, toute proche, et la caresse du bout des doigts. Elle le regarde encore un peu, la tête penchée sur l’épaule. Elle soupire, sourit.

Alba – Tu le pensais vraiment ?