Le programme d’Alastair pour cette journée avait été initialement inscrit dans la simplicité même : manger, s’occuper de ses armes et vérifier que ses pointes de lance étaient toujours bien affûtées, puis lézarder un peu au soleil si le temps se montrait clément. La procrastination n’existait probablement pas encore au temps des cavernes, et pourtant aujourd’hui semblait être un jour idéal pour ça.
Sauf que le destin semblait n’être pas du même avis et plutôt bien décidé à bouleverser tous ses plans. L’homme des cavernes se trouvait présentement dans la hutte à chercher ses affaires lorsque quelqu’un d’autre était entré. Il n’y avait guère prêté d’attention au début, du moins jusqu’à ce que le nouvel arrivant ne se mette à parler tout seul, puis s’adresse à lui. Alastair avait reconnu la voix et, plissant les yeux pour mieux distinguer le visage de l’autre dans la pénombre, laissa échapper un grognement peu convaincu.
L’argument des dinos, toutefois, parut le pousser à la réflexion : pour s’être fait pourchasser par une de ces bestioles peu de temps auparavant, le bonhomme hirsute savait qu’il valait mieux être deux dans ces moment-là, et si possible armés jusqu’aux dents.

— Y a plutôt intérêt qu’on partage. Si je viens avec toi, c’est pas pour te laisser récolter ensuite tout le mérite et les vivres.

Reddition face à la demande de Saül, donc. Alastair empoigna sa lance, tâta du doigt le tranchant du silex, puis désigna de la pointe un tas informe amassé dans un coin d’ombre de la hutte.

— Elles sont là tes cordes.

Et, du coup, il entreprit lui aussi de préparer quelques affaires, détestant partir à l’improviste sans être correctement équipé. Vu ce qui rôdait dans les parages, mieux valait éviter de partir à l’arrache juste parce qu’on vous demandait à l’improviste d’accompagner quelqu’un d’autre. Il prit aussi une couche de peaux supplémentaire, parce qu’il faisait beaucoup plus froids dans les plaines par rapport à leur camp.

— Allez dépêche-toi, on va pas rester là jusqu’à ce que le soleil se couche non plus.

Impatient le bougre ? Mais non ! Finalement, maintenant qu’il s’était sorti de la tête la séduisante idée de ne rien faire de sa journée, Alastair se montrait plutôt rapide et efficace pour ce qui était de s’armer et faire son paquetage.

L'homme jeta un regard suspicieux aux fioles que lui montrait Saül, mais se garda bien du moindre commentaire car pour ce qu'il en savait, peut-être que cela servait réellement à quelque chose en dépit de leur apparence plutôt douteuse. On verrait bien une fois sur place, de toute manière ! Il suivit donc son compagnon improvisé et les deux larrons eurent tôt fait de quitter le campement pour se retrouver dans la plaine.

S'il y voyait quelque chose ? Difficile à dire avec le rocher qui lui masquait une partie de l'horizon et l'hurluberlu qui avait parachevé de lui encombrer la vue en grimpant dessus. Cependant, l'heure n'était pas aux sarcasmes et Alastair n'avait pas l'intention d'entamer une querelle avec son accompagnateur. Même si certaines attitudes dans son comportement - notamment le fait de le traiter comme s'il était un pote - lui hérissait le poil (et les poux), il ne se souvenait que trop bien de ce qu'il s'était passé la dernière fois qu'il avait eu la mauvaise idée de hausser le ton à proximité d'oreille d'animaux potentiellement dangereux. A son tour, il se hissa donc sur le roc et se posta à côté de Saül, étudiant à son tour ce qui s'étendait sous leurs yeux.
Et rien qu'à parler des gratte-gratte, son estomac approuvait d'ores et déjà l'idée, émettant son point de vue dans un gargouillis tout à fait explicite.

— Il faut trouver un moyen de contourner les dinos, ils sont que trois et groupés.

Alors ça ne devait pas être bien compliqué, non ? Sauf que le problème avec ces bestioles-là, c'est qu'on n'était jamais sûr à 100% de leur placidité même quand on les voyait ainsi, à brouter tranquillement l'herbe de la vaste étendue.
Finissant de parler, Alastair se laissa glisser à bas du rocher et entreprit d'avancer à pas de loup en direction du troupeau, lance bien en main et prête à l'emploi. Pour l'instant, le vent était en leur faveur, il n'y avait plus qu'à espérer que ce dernier ne tourne pas au dernier moment.

— A quoi ils servent, tes machins que tu m'a montré tout à l'heure ?

Sous la pression de la main de son comparse, Alastair s'immobilisa et se tourna vers lui, affichant un air dubitatif au fur et à mesure que Saul lui débitait son idée. Se déguiser en feuille et passer pour des petits dinos similaires aux trois gros ? L'homme des cavernes n'était pas vraiment convaincu. D'un autre côté, ces bestioles étaient plus redoutées pour leur vitesse que pour leur intelligence…

— Pourquoi pas, ça pourrait marcher.

Ça « pourrait », oui… tout était dit.

— Comme c'est toi qui a eu l'idée, j'te laisse l'honneur de faire l'appât. Tu n'as qu'à commencer à te tartiner la gueule avec ton produit miracle et je t'aide à accrocher la feuille pendant ce temps.

Fallait pas trop déconner hein, il avait pas envie de se faire courser lui, d'autant plus que Saül était à priori bien plus persuadé que lui quant à la bonne réussite de cette tentative. Enfin l'espoir fait vivre, c'est bien connu !

— Il y a un ravin pas trop loin dans cette direction - il pointa le doigt vers l'ouest - donc s'ils arrivent suffisamment vite et qu'ils pigent pas, c'est jouable ! Et puis si tu réussis bien ton coup on sera tranquille pour les gratte-gratte après.

— Non attends t'as oublié des zones.

Il corrigea les défauts que, évidemment, Saül ne pouvait pas voir puisqu'il se peinturlurait la tronche à l'aveugle, puis entreprit de disposer les feuilles qu'il avait précédemment ramassé de la manière qu'avait suggéré son compagnon pour faire "effet dino".

— Dès que tu auras attiré l'attentions des gros, je vais m'avancer discrètement et repérer les meilleures cibles.

N'étant que deux, ils n'avaient pas beaucoup de choix. Certes, s'attaquer aux plus gros, aux plus beaux, serait plus glorieux mais pour ce qui était des chances de réussites… moindres. Avec deux pattes de plus qu'eux, les gratte-gratte couraient quand même beaucoup plus vite alors mieux valait viser les jeunes, les isolées ou ceux qui arboraient déjà une faiblesse.

— Si tu penses déjà que tu vas tomber c'est sûr que c'est foutu.

Dans ce genre d'entreprise, on avait meilleur temps de focus sur le succès et ce qu'on allait faire après, sinon la peur avait tôt fait de s'insinuer et vous faire commettre l'erreur fatale.

— Tu me rejoins dès que t'as fini avec eux et on s'occupera du reste ensemble. Passe-moi tes fioles.

Sans même attendre sa réponse, Alastair s'empara d'autorité du récipient de peinture et entreprit lui aussi de s'en mettre sur la gueule. Après tout pourquoi pas ? Si ça marchait, autant avoir toutes les chances de son côté.

Entendant un hurlement à faire arriver au galop tous les dinosaures affamés à dix lieues à la ronde, Alastair se piqua d'observer le spectacle de son compagnon. De fait, celui-ci était tellement comique qu'il se trouva bien vite à rire à s'en taper les cuisses, tout bonnement incapable de s'arrêter et oubliant déjà les gratte-grattes et tout ce qu'il avait dit qu'il ferait pendant que Saül se dévouait pour être l'appât. Mais, mine de rien, son idée avait fonctionné, même lui était surpris du résultat. Il se garderait cependant bien d'en toucher mot à l'autre homme des cavernes.
Alastair essuya quelques larmes qui avait coulé de ses yeux et sur son maquillage-camouflage tout à fait hype et, réprimant à grand peine un sourire hilare, entreprit de se diriger vers le troupeau d'herbivore en attendant que Saül revienne de son périple et le rejoigne. Ceux-ci avaient visiblement été perturbés par tout ce qui venait de se passer sous leurs yeux mais, en créatures placides et un peu concon, s'étaient contentés de se rassemblé en un tas compact et vaguement tremblant. Alastair raffermit l'emprise de sa main sur la hampe de la lance et, s'assurant bien d'être contre le vent, se prépara à viser dans le tas. Même les idiots peuvent se faire pousser du courage quand ils s'assemblent, il fallait donc les disperser et regarder lesquels, dans la panique, paraissaient les plus aptes à servir de dîner. L'arme fila accomplir son œuvre de discorde et les bestiaux se séparèrent, bêlant à qui mieux-mieux sans trop savoir dans quelle direction fuir face à la vastitude de la pleine. Sauf un, touché au flanc par le silex affûté.
Là, entendant des pas derrière lui, il se retourna pour trouver Saül en face de lui.

— Pile à temps pour faire ton choix. J'espère que t'es pas trop essoufflé, va sans doute falloir remettre le couvert.

Et, revoyant la face peinturlurée de son partenaire, il retint mal un petit rire en repensant à la scène cocasse à laquelle il avait assisté de loin.

A voir cet air un peu nigaud que Saül avait la fâcheuse tendance d'arborer un peu trop souvent sur le visage, il fut pris de l'envie soudaine de lui en coller une pour l'en décoller. Pas méchamment hein ? Juste… c'était agaçant.

— Ouais ouais. c'était super.

Alors quoi, il était jaloux de ne pas avoir été celui à réussir l'exploit de se débarrasser des trois dinosaures ? Allez savoir… Après tout, il était un peu comme ça Alastair : reconnaître ses succès, aucun problème, mais quand il fallait en venir à ce que les autres accomplissaient, c'était tout de suite un peu plus difficile. Comme si les compliments risquaient de lui arracher la bouche s'il osait en formuler ne serait-ce qu'un seul.

Acquiesçant sans rajouter un mot à la proposition de son comparse, il récupéra son arme et attendit que l'autre homme se fut positionné de l'autre côté du petit troupeau. Second lancer, qui tapa dans le vide cette fois. Il esquissa une grimace frustrée mais la diversion souhaitée était lancée, ne restait plus qu'à faire confiance à Saül pour qu'il parvienne à en attraper un second ! En attendant, il fallait encore qu'il s'occupe du premier gratte-gratte lis à terre. Non parce que c'était bien beau de l'avoir blessé, mais il fallait l'achever maintenant, et lui attacher les pattes pour pouvoir le transporter plus facilement. Une réflexion le chatouilla, dont il fit part presque aussitôt à son partenaire en parlant d'une voix forte pour qu'il l'entende de là où il se trouvait.

— Ce serait quand même plus pratique si on pouvait les ramener vivants et en état de marcher. Y aurait plus qu'à les tuer sur place, on s'embêterait pas à les trimballer jusqu'au campement.

Non parce que mine de rien, ça pesait son poids un bon gratte-gratte bien engraissé d'herbe !

Alastair jeta un regard dubitatif sur le gratte-gratte blessé au flan à l'écoute de la proposition de son partenaire. Le silex de la lance s'était fiché assez profondément dans le flanc et l'animal bêlait à qui mieux mieux, visiblement pas décidé à se lever de là où il s'était effondré sous l'attaque. Alors pour ce qui était de marcher jusqu'au campement… non, l'homme des cavernes n'y croyait pas.

— Ça m'étonnerait qu'il se porte mieux même après un quart d'heure, à moins que la blessure se guérisse toute seule. Même en lui faisant un bandage pour qu'il arrête de perdre son sang en marchant, il a pas l'air d'être capable de faire quoi que ce soit. Puis on va pas s'amuser à soigner la nourriture…

En revanche, l'idée de le faire traîner par l'autre bestiole était loin d'être mauvaise, il fut obligé de le reconnaître. Ça aurait au moins le mérite de leur épargner, à eux, de se farcir ce poids mort. Les grattes-grattes étaient des animaux stupides et soumis et Alastair pensait que celui-là cesserait vite de se rebiffer si d'aventure ils lui attachaient son comparse afin qu'il puisse le tracter. Surtout que la pauvre bête avait l'air terrorisé de se retrouver avec les deux hommes, attachée et dans l'impossibilité visible d'esquisser ne serait-ce que le moindre mouvement de fuite.

— Il te reste encore de la corde ? Faudrait bricoler un genre de harnais pour l'attacher au tien sans que ça le gêne trop pour marcher.

Et sur ses bonnes paroles, il s'avança vers le gratte-gratte blessé avec une masse bricolée maison qu'il avait emporté dans ses affaires pour chasser. Au campement, il aurait suffi d'égorger l'animal mais ici ils n'avaient rien pour récupérer son sang et c'aurait été dommage de le gaspiller en le laissant couler dans la prairie. Aussi abrégea-t-il ses souffrances en lui brisant la nuque. Ce n'était pas très agréable à entendre mais bon ce n'était pas comme s'il était le premier à agir de la sorte.