« 'cause we are here » — CLIO

Elle lui a raconté une partie de sa vie, il est resté vague sur la sienne. C’est toujours ainsi, avec Gil. Elle suppose qu’elle devra le faire boire jusqu’à la lie si elle veut obtenir ne serait-ce qu’un minuscule renseignement sur sa vie privée. Et pourtant, ils ont évolué dans les rues du quartier, son bras enroulé autour du sien. Comme un couple. La bonne blague. Elle en rirait pendant des jours et des jours si on leur demandait depuis combien de temps ils sortaient ensemble. Elle l’a suivi jusqu’à la friterie en papotant et déblatérant ses théories absurdes. Elle pique une frite dans la barquette. Quand elle ne sort pas avec Gianbattista pour s’empiffrer de pizza, la voilà sortant avec Gil et s’empiffrant de frites. Elle pourrait presque sentir l’obésité d’ici. Il cherche des pigeons des yeux.

Clio – Oh, à cette heure-ci, les pigeons, ils sont rassemblés sur la place Saint-Marc. C’est l’heure où les petites vieilles se rassemblent pour disperser leurs miettes.

Elle rigole. C’est à moitié vrai. Si elles devaient se rassembler, elles l’auraient fait vers quatre heures. A l’heure du thé. Elle pioche une nouvelle frite, mord dedans. Le sel picote sur ses lèvres légèrement abîmées.

Clio – Tu chais. Moi, chi les pichons ne veulent pas des frites, je me dévoue pour… Pour les achever.

Il lui parle des mouettes, elle sourit. Alors comme ça, les mouettes sont aussi connes en Suède qu’en Italie. Ça va, c’est bon à savoir. Elle aussi, elle a en connu des mouettes on ne peut plus connes. Le genre de bêtes qui s’acharnent.

Clio – Moi, quand j’habitais encore chez ma tante, il y avait une mouette qui frappait toujours à la fenêtre de ma chambre. A croire qu’elle tenait absolument à entrer. Et elle y tenait, la bête. Tous les jours, elle tapait à la vitre. Elle a même foncé une ou deux fois dedans. Ça faisait un gros BOUM à chaque fois, c’était surprenant. Mais les mouettes, elles sont plus vers les berges. Ou là où elles sont susceptibles de trouver des tonnes de nourriture.

Elle repique deux ou trois frites. Au moins, elle n’aura pas l’estomac vide avant de boire. C’est toujours mieux, on réduit le risque d’intoxication alimentaire.

Clio – Au pire, on abandonne les mouettes et on se rabat là-dessus. Sinon, on va finir guinzer qu’on n’aura rien compris à ce qui nous arrive. On y va ? On mangera sur le chemin, de toute manière. Et si on trouve une mouette, on lui fera dont d’une frite.

Et pour la peine, elle en reprend une poignée.

Il vote pour la mise à mort des frites, elle ne se le fera pas dire deux fois. Elle s’élance sur les bâtons dorés comme une mouette en peine mais avec un peu  plus de retenue. Ce n’est pas comme si elle ne se nourrissait pas en semaine. Elle se rabat sur les Cocopops en semaine. Mais là, il faut bien avouer que depuis midi, elle crève la dalle. Elle pique la frite qu’il comptait s’approprier avec une satisfaction silencieuse. De la retenue, pique-assiette.

Clio – Si elle a eu un trauma crânien, c’est qu’elle aimait ça. Le même manège à chaque fois. Une fois, j’ai bien cru qu’elle allait péter ma vitre. Ma fenêtre en a tremblé pendant trois bonnes minutes. Mon oncle a cru que je m’étais pété la gueule…

Elle lève le nez vers le ciel, vers les corniches des maisons. Il n’y a pas de maisons colorées dans ce coin-ci. Non, les couleurs, elles appartiennent à sa zone, à San Polo. Les couleurs, ça fait venir les touristes et les touristes, ça lui permet de vivre. Les touristes et le carnaval. Des sources de revenus comme les autres. Et le jour où il n’y aura plus ni touristes, ni carnaval, elle sera bonne à se cloîtrer chez elle, à attendre que le temps passe. Une reconversion, ce ne serait pas vraiment possible. Mais là, tout va bien. La saison du tourisme vient de s’achever, elle reprendra vers février, pour les grands romantiques, et poursuivra avec le carnaval.

Clio – Oh, c’est comme tu veux, moi. Mais là, on est tout près – ça te fera moins d’efforts pour rentrer, tu n’auras pas à ramper bien longtemps. Tu vois comme je pense à toi ? Tu devrais me remercier de penser ainsi à ton grand âge.

Elle pioche les dernières frites et balance la barquette en carton dans une poubelle. Elle prend le temps de lécher le sel sur ses doigts et sur ses lèvres. Allez, c’est le meilleur moment, ça. Quand on se rappelle son repas en finissant le sel qui s’incorpore partout. Elle s’arrête devant la porte du bar et se retourne vers Gil.

Clio – De toute façon, rien ne nous empêche de commencer ici et d’achever ailleurs.

Elle pousse la porte, répond à la salutation d’une vendeuse en souriant et se retourne vers son ami suédois.

Clio – Regarde. On va aller se planquer là-bas dans le fond, sous la lampe qui ne sert pas à grand-chose. Près de la fenêtre. Cela vous sied-il, messire ?

Clio pouffe à sa réplique. Elle n’a pas besoin qu’il la pousse vers la table du fond. Elle s’y dirige naturellement, offrant un sourire assassin et tellement faux à la serveuse qui les regarde tous les deux. Gil n’est pas son compagnon. Il n’a jamais été autre chose qu’un ami – un ami un peu bizarre mais un ami. Il n’empêche que quand elle est en sa compagnie, elle aime bien faire comme s’il lui appartenait devant les autres filles. Juste pour les rendre jalouse. Parce qu’elle peut le faire. Elle glisse sur la banquette, s’arrête devant la lampe, histoire de voir quelque chose.

Clio – Ce serait keaffant, non ? De passer la soirée dans le noir. Black-out avant le black-out. Même si je ne parle pas forcément du même black-out… Gil. Promets-moi que si on finit comme Bradley Cooper dans Very Bad Trip, on remettra ça.

Elle rit avant de lever la main pour attirer l’attention de la serveuse qui arrive avec une mine boudeuse, répondant au mauvais sourire de Clio de tout à l’heure. Elle les regarde, prête à prendre leur commande.

Clio – Deux Orgasmes, s’il-vous-plait !

Elle se détourne de la vendeuse pour sourire à Gil. La petite brune s’en va vers le bar où elle demande la commande.

Clio – On va commencer par ça, non ? En plus, le nom me plait bien. Get 27, tequila et Bailey’s. Si t’aimes pas, je le boirai. Le prochain, c’est toi qui choisis. Je propose même qu’on passe notre soirée à ça. Un coup je choisis ; l’autre, c’est toi.

Elle rigole, se cale contre le dossier de la banquette et croise ses jambes sous la table. Correctement mise pour observer son ami. Il lui pose une question – une question toute conne mais elle lui sourit en retour.

Clio – Jamais. Et en Italie… Je n’ai jamais quitté Venise, quoi. Même pas pour un voyage scolaire. C’est vrai qu’il y a des endroits dans le monde que je crèverai d’envie de visiter mais je ne l’ai jamais fait. Londres, Paris, … Mais non ! Je n’ai rien fait.

Elle remercie la vendeuse d’un signe de tête quand elle dépose les deux verres sur la table, devant eux.

Clio – Allez, santé !