« full of doubt ▲ Gil

Alba enfonce ses mains dans les poches de sa veste kaki. Elle se promène le nez en l’air dans le quartier. Elle qui y mettait rarement les pieds avant, la voilà servie. Elle pourrait presque faire le chemin en aveugle, du quai jusqu’à l’appartement que Gil habite. Presque, pas encore tout à fait. Mais la seule certitude qu’elle peut avoir, c’est qu’elle passe plus de temps à Cannaregio qu’avant. Elle vérifie la messagerie de son portable. Vide. Aline n’a pas de problème, Pietro non plus. Les autres non plus. Elle va pouvoir passer son dimanche en paix, chez Gil. Essayer de lui arracher quelques mots en Italien, pour dire que les leçons qu’elle est censée lui donner portent leurs fruits. Elle repousse une mèche derrière son oreille. Elle est presque arrivée, de toute façon. Elle se recoiffe rapidement, une fenêtre pour unique miroir, avise de la tenue de son écharpe aux mailles brunes et son pull dans le même genre, en blanc. Elle n’a pas mis le rouge à lèvres qu’Adrianna lui a appris  à mettre et offert. Elle se dit qu’elle en mettra probablement une autre fois. Pour un autre rendez-vous. Une autre soirée d’inauguration. Il y en aura une autre, un jour.

Elle monte les étages, lentement. Elle aurait pu faire un autre tour du quartier, histoire de ne pas arriver trop en avance chez Gil. Enfin, plus elle est en avance, plus elle passera du temps avec lui. C’est tout ce qui importe, sur le moment. Elle arrive à son étage, frappe à la porte et attend. Elle attend deux-trois minutes avant de se remettre à frapper sans obtenir plus de réponse avant. Elle roule des yeux, pose sa main sur la poignée de la porte et appuie. C’est ouvert. Donc, il est là. Elle pousse la porte et pose un pied dans l’appartement.

Alba – Gil ?

Il ne lui répond pas. Elle n’entend que la douche, en fond sonore. Donc, il est sous la douche. C’est pour ça qu’il ne lui répond pas. Qu’il ne l’entend probablement pas. Elle entre dans l’appartement et referme la porte dans son dos, sans la claquer. Au pire, ça lui fera une surprise, de la voir. Bonne ou mauvaise, qu’est-ce que ça peut faire ? Elle se défait de sa veste, de son écharpe. Elle pourrait prendre ses aises, retirer ses chaussures. Pourtant, elle les garde, ses grosses chaussures brunes, presque militaires. Elle regarde une nouvelle fois l’étagère, décrypte comme elle peut le nom des ouvrages. Elle en trouve un en anglais, le tire de sa tanière pour l’ouvrir. Elle parcourt quelques lignes sans s’intéresser plus que ça au sujet. Elle tourne les pages, il y a quelques vieilles illustrations en noir et blanc sur les pages. Rien de bien intéressant. Elle relit quelques pages, les légendes, sans entendre la douche qui s’arrête. Elle tourne une page, se retourne pour remettre le livre à sa place, entre deux de ses congénères. Un mouvement attire son attention, sur sa droite. C’est Gil, les cheveux en bataille, humides, les joues rosées par la chaleur de la douche. D’accord, c’est lui. Mais s’il avait pu porter un peu plus de vêtements, elle aurait peut-être pu le regarder en face sans rougir comme une idiote.

Alba se retourne, un peu trop rapidement pour que ça paraisse naturel et s’oblige à respirer le plus calmement, le plus profondément possible. C’est un peu compliqué au début mais elle parvient à se maîtriser avec cinq bonnes inspirations. Oh mon dieu, Alba. Ce n’est qu’un pantalon de pyjama ! Et ce n’est qu’un torse ! Tout le monde en a une. Tu en as un, il en a un. Les membres de ta famille en ont un. Tout le monde. Ce n’est qu’un torse, ce n’est pas la fin du monde. Puis, c’est ta faute. Entièrement ta faute. Tu n’avais qu’à refaire un tour du quartier. Tu n’avais qu’à attendre derrière la porte qu’il vienne t’ouvrir, comme une personne civilisée. Elle tente d’articuler une salutation, même des plus vagues mais aucun son productif ne sort de sa bouche. Elle entend une porte se fermant derrière elle, elle se remet à respirer normalement. En se laissant tomber dans un fauteuil, pour commencer.

Elle s’évente rapidement le visage, pour faire disparaître autant la rougeur que la chaleur. Elle essaie de se reprendre en main, de se dire qu’elle n’est qu’une gamine et que de toute façon, c’est normal ce genre de choses. Puis, ça finira bien par arriver. Tout finit par arriver. Ses mains retombent sur ses genoux, ses ongles entament les peaux mortes sur ses doigts. Elle regarde son carnage sans le voir. Il ressort de sa tanière, sans doute plus habillé qu’avant, mais s’enfuit dans sa cuisine en s’excusant. Elle secoue la tête en souriant à ses genoux.

Alba – Non, je… C’est ma faute, entièrement ma faute. J’aurais sans doute mieux fait de te téléphoner avant d’arriver. On n’en serait pas arrivé là, j’aurais sans doute pas… Enfin… Je veux dire, t’es sexy – t’es même tout ce qu’il y a de plus sexy et… Et je crois que j’ai vraiment aimé ce que j’ai entraperçu mais je… J’ai l’impression de m’enfoncer.

Elle se lève, se dirigeant calmement vers la cuisine pour nicher son front au creux de ses omoplates. Elle inspire profondément en fermant les yeux. Qu’importe le savon qu’il utilise, elle adore cette odeur.

Alba – Je vais me taire, je crois. Ça m’évitera de dire encore plus de conneries que je n’en dis déjà. Mais oui, je veux bien de ton… Ce que tu viens de dire.

Elle ne le reprend même pas sur son manque de communication en Italien. Elle n’y pense pas vraiment, pour le coup.

De la soupe d’églantine, d’accord. C’est bizarre comme truc. Suédois, certainement. Elle en mettrait sa main à couper. Chez Gil, tout est suédois. Jusqu’à la langue. Jusqu’à la personne. C’est sans doute ce qu’elle aime chez lui. Ça et d’autres choses. Elle pourrait faire comme les adolescences de moins de quinze ans, dresser une liste de tout ce qu’elle aime chez lui. Mais ce serait vraiment con, alors elle ne le fait pas. Elle n’est pas assez inexpérimentée en sentiments que pour écrire son nom sur toutes ses feuilles de rapport et dessiner des petits cœurs partout autour. Ça va, elle restera calme. Elle sait faire ça. Elle recule de quelques pas, pour lui permettre de se retourner vers elle. Elle ferme les yeux rapidement en souriant quand il embrasse son front. Elle prend la tasse chaude entre ses mains. C’est chouette, ça se prête au temps. L’automne va arriver, les journées comme les nuits vont commencer tout doucement à se rafraîchir. Il lui dit qu’elle est mignonne quand elle s’enfonce. Elle roule des yeux. Il lui dit qu’il se sent moins seul, du coup, à dire des conneries. Elle éclate de rire.

Alba – C’est ça, moque-toi ! Je suis quand même vraiment gênée.

Elle s’appuie sur sa table de la cuisine, la tasse chaude entre les mains, en priant que celle-ci ne cède pas. Connaissant sa chance habituelle… Elle observe ses mesures de précaution. Déplacer la casserole, vérifier que la plaque est éteinte. Si on pouvait éviter un incendie, c’était toujours une chose à prendre. Elle réceptionne le baiser qu’il imprime sur la peau de sa joue en souriant. Elle se détache de la table en bois pour le suivre jusqu’au salon, tranquillement. Comme s’il fallait se presser un dimanche. Elle se laisse tomber à côté, instaurant une distance d’une dizaine de centimètres entre son épaule et la sienne. Manquerait plus qu’elle paraisse collante. Elle hausse les épaules en repoussant une mèche derrière son oreille.

Alba – Bien sûr que ça va. Je vais toujours bien le dimanche. Toi, ça va ?

Parce qu’elle passe sa journée à ne rien faire, qu’elle peut prendre tout le temps qu’elle souhaite prendre. Qu’elle peut peindre un peu plus et avancer sur sa toile qui ne demande qu’à être achevée et remisée dans un coin de son atelier. Et que le dimanche, en général, elle le voit. Ils bossent tous les deux en semaine, du coup c’est parfois assez compliqué. Et lui, il bosse aussi le samedi. Bien sûr qu’elle pourrait le voir dès samedi soir. Sauf qu’il y a des choses auxquelles elle ne pense pas. Ou alors, elle se met la tête sous l’eau froide quand ça lui arrive. Elle observe l’épais liquide dans la tasse, hume l’odeur qui s’en échappe. C’est bon, ça ne sent pas mauvais. Elle porte la tasse à ses lèvres, prend une gorgée de cette soupe d’églantine. Ce n’est pas mauvais non plus. C’est sucré, ça c’est sûr. Il lui faudra juste un temps d’adaptation. Elle comble le vide qu’elle a laissé en se déplaçant vers lui.

Alba – Hé mais… Tu ne me parles pas en Italien ! Tu as cru que je ne m’en apercevrai pas ? Tu mériterais que je te parle dans ma langue à toute vitesse, pour que tu ne comprennes même pas un mot sur quatre.