« l'intranquillité » — Eleonora [TERMINÉ]

Il avait fini par sortir de chez lui, avait décidé de prendre un peu l’air.
Il avait quitté ses chevaux de Dalécarlie, il avait quitté ses rayonnages entiers de vieux livres sur les mythes de son enfance, avait abandonné l’immense photo du lac qu’il avait pu admirer de la fenêtre de sa chambre jusqu’à ce qu’il parte pour Uppsala. Il avait délaissé ses vieux souvenirs du Värmland et des vacances en Scanie pour aller affronter les rues vénitiennes, sans rien d’autre que ses clefs dans sa poche.
Il avait tout balayé d’un revers de main, avant d’attraper ses clefs et de sortir en fermant la porte à double-tour.

C’est son jour de congé. Il sait déjà qu’il n’ira pas à la boutique. Il se contente de déambuler entre les résidences. Il n’y a pas grand’chose d’autre à faire dans ce quartier plutôt tranquille. Les rues ne sont pas désertes, mais elles ne sont pas bondées non plus. Il ne se passe presque rien, et il s’ennuie un peu. Il n’a aucune vieillerie à aller examiner, il n’a pas d’inventaire à faire. Il n’a rien à faire d’autre que continuer de marcher dans les rues parsemées de visages de la ville.
Il regarde autour de lui. Il capte les décors, il les détaille sans réfléchir. Sans penser à rien. Il se contente de regarder, comme il le fait toujours, pas forcément en faisant attention où il va. Il ne sait pas où il va, pour une fois, il laisse le hasard faire les choses et le porter de dalle en dalle. Parfois ses yeux s’accrochent aux canaux et aux gondoles qui glissent dessus. Des touristes. Des citoyens. Les uns prennent des photos sans prendre parfois même la peine de cadrer. Les autres marchent d’un pas pressé ou disent au gondolier d’aller un peu plus vite.

Et lui, il se contente d’apprécier le décor ambiant.
A pied ou en gondole, il a toujours le temps d’observer ce qui l’entoure. Il trouve toujours le temps d’observer ce qui l’entoure. D’autant plus que c’est un paysage à demi-inconnu pour lui qui est débarqué d’un pays où il fait +40°C l’été, et -40°C l’hiver. L’eau des lacs tantôt à trente degrés, tantôt noyée sous deux mètres de neige et trente centimètres de glace.
Un léger soupir lui échappe. Il s’arrête un instant, regarde encore une fois autour de lui. Venise lui donne l’air d’être éternellement baignée dans un soleil doré. Un soleil chaud, presque liquide qui se déversait le long des façades pour finir sa course au fond des canaux. Qui lui passait sur les omoplates et la nuque et qu’il reste à attendre la sensation de brûlure pour daigner bouger.

Il n’a toujours aucune idée d’où aller.

« Bon… »

Il hésite à rentrer, quand il se rend compte qu’il y a un endroit qu’il n’a encore jamais visité. Qu’il a tout juste entr’aperçu quand il arrivait en ville pour  s’installer, avec ses cartons couverts de scotch brun, ses vieilleries emballées dans du papier bulles. Il se rappelle vaguement du chemin.
Il se dit qu’il réussira bien à atteindre cet endroit inconnu. Le pont. Ponte della libertà. Il ne sait pas pourquoi il y va, mais il y va. Parce que de toute façon, il n’a pas vraiment d’autre endroit où aller, à part pour rentrer chez lui, s’ennuyer en attendant que le temps passe, rester là à regarder les aiguilles de la pendule tourner le long du cadran, ouvrir encore un livre au hasard et relire pour la énième fois un conte qu’il connaît par cœur. Regarder le numéro de ses parents dans son carnet d’adresses, le téléphone en main.
Avant de finalement reposer l’un et l’autre et délaisser une fois de plus toutes les négociations, toutes les réconciliations qu’il sait que sa mère lui demande. Il ne fera pas ce plaisir à son père.

Et quand il arrive enfin près du pont, il se sent minuscule, devant l’imposante construction métallique, la longue structure bétonnée qui offre la seule et unique voie d’accès à la ville pour toute personne détenant le permis de conduire.
Il se souvient que le sien, il l’a laissé en Suède. Il ne lui est d’aucune utilité ici, il n’avait pas vu l’intérêt de l’emporter.

Et au milieu des gens qui prennent des photos, au milieu des gens qui passent, il reconnaît une silhouette familière. Une silhouette aux cheveux clairs.
Alors il s’approche, l’air de rien, il reste derrière elle.

« Hej, Eleonora. »

ortir pour pouvoir se reposer. Quel drôle de principe, c’était un peu comme dire, vaincre le mal par le mal. Boire lorsqu’on a une gueule de bois, rouvrir la plaie lorsque celle-ci s’infecte. Alors elle était sortie, incapable de rester dans son appartement et de continuer de tourner en rond pour la énième fois. Fatiguée de voir son labo propre et inactif, n’ayant que quelques mètres carré pour la rendre folle, elle avait claquée la porte sans savoir où aller, quoi faire. C’était le paradoxe de sa situation.

Elle avait longuement déambulé dans Venise, à la recherche d’un quelconque but et avait fini par s’arrêter sur ce pont, vautrée sur celui-ci. Les bras croisés contre la surface rocheuse, l’air pensive, elle se tourmentait gentiment l’esprit, plissant les yeux lorsque l’éclat du soleil sur l’ondée commençait à l’agacer. Elle se souvenait des paroles d’Adrianna, lui disant de se méfier, qu’un accident était si vite arrivé. Et c’est à ce moment là qu’une voix la tira de ses pensées, la glaçant sur place.

Son corps se crispant entièrement, elle eut un mouvement de recul fasse au bord qu’elle admirait d’un peu trop près, rétractant ses épaules en arrière d’un geste brusque. Appuyant l’une de ses mains contre le rebord, elle se retourna vivement, paraissant rassurée lorsqu’elle vit le visage de Gil. Et être rassurée face à lui était un bien grand mot.

« Hey. » Elle se força à esquisser un sourire avant de regarder autour d’elle, un peu perdue. « Qu’est-ce que tu fais ici? Tu travailles pas aujourd’hui? » Sotte qu’elle était, elle ne se doutait ni du jour, ni de la date. Et puis elle finit par poser la question qui paraissait évidente lorsqu’on rencontre quelqu’un. « Ça va? »

Banal, désintéressé, elle ne savait trop quoi dire face à l’énigmatique Gíl.

Il haussa simplement les épaules pour répondre à la première question d’Eleonora. Non, il ne travaillait pas, mais et après ? Il n’avait pas grand’chose à dire sur le sujet, pas de réponse à donner, à moins de la compléter d’un cynique trait d’humour sur les vieilleries qui prendraient la poussière encore un peu plus sur leurs étagères.
Son regard se balada sur les alentours, sur le pont et le reste, sur l’eau tout autour. Avant de reporter son attention sur Eleonora, et répondre à sa question, la figure impassible.

« Plutôt bien, et toi ? »

A vrai dire, il s’ennuyait. Un peu, beaucoup. Trop, peut-être. Il ne voulait pas l’avouer à quiconque, encore moins lui-même, mais les longues heures qu’il pouvait passer à errer au fin fond des forêts suédoises lui manquaient plus qu’il n’aurait pu le croire. Il regrettait ces instants de solitudes qui lui semblaient impossibles à atteindre dans Venise. Dans Venise, il y avait toujours du monde, des touristes, surtout. Dans sa boutique, il y avait toujours quelqu’un. Et chez lui, c’était trop silencieux.
Les forêts de Suède regorgeaient toujours d’animaux, du bruissement du vent dans les aiguilles des pins, dans l’herbe, dans les fougères. A Venise il n’y avait guère autre chose que des pavés, des gondoles et les visiteurs émerveillés qui déambulaient dans les rues jusqu’à la nuit tombée.
Un léger soupir lui échappa.

Sans s’en rendre compte, il avait continué de fixer la jeune femme, l’air absent, oubliant qu’elle était devant elle. Pas plus gêné que ça, il détourna légèrement la tête. Il ne s’agissait pas non plus de la faire fuir en courant. Pas encore, du moins, c’est ce qu’il se disait.
Et c’était à peu près ça, pas encore. Il devait attendre le bon moment. Quelque chose dans ce goût-là.

« C’est la première fois que je te vois ici. Tu viens souvent ? »

Lui non. C’était la première fois qu’il venait voir ce pont.
Enfin, plutôt le revoir. Il en avait déjà eu un bref aperçu en arrivant en ville, mais ce n’était qu’un détail parmi tant d’autres. Il se demandait juste comment il allait pouvoir continuer la conversation, sans être proche du mutisme, il n’était pas non plus un grand bavard.

aussant les épaules dans un air gêné, la jeune femme se contenta de plisser ses lèvres l’une contre l’autre, se demandant où tout ça aller la mener. Pas très loin en tout cas. Et puis, elle n’avait pas envie d’avouer qu’elle venait souvent dans ce genre d’endroits typiques pour y rencontrer ses clients. Avant de savoir à qui elle allait confier sa marchandise, elle aimait connaître la personne. Comme si elle leur donnait quelque chose de précieux. Dû moins, ça l’était à ses yeux, c’était son travail, la chose qui la faisait vivre un tant soit peu.

« De temps en temps. Quand je m’ennuie. C’est… divertissant. » Lâcha-t-elle ironiquement. De l’eau, des touristes, des gondoles. Elle vivait dans cette carte postale et tout cela la blasait au plus haut point. Après tout, on ne souffre que de ces manques.

« Écoute. » Finit-elle par dire sur un ton un peu plus sérieux, commençant à en avoir assez des banalités cuisantes. « J’aurais besoin d’un service. » Articulant particulièrement cette phrase qui lui brûlait les lèvres, elle changea de position, celle-ci étant plus droite, plus sérieuse.

« J’ai besoin d’avoir des informations sur quelqu’un. Mais je veux pas passer directement par toi. J’ai besoin de gérer ça. Alors, si tu as quelqu’un dans tes contacts, un journaliste, quelqu’un d’intelligent. Ça m’arrangerait. »

Elle savait à quoi s’attendre avec lui. Un service contre un autre. Jusqu’au jour où l’un ou autre se lasserait de ce petit jeu bien enfantin de côté pour des choses plus stimulantes. Mais tant que l’un était utile à l’autre, ils continuaient.

« Un service contre un autre. Comme d’habitude. » C’était inutile de le préciser, il connaissait les règles pourtant, elle aimait les lui rappeler, un sourire aux lèvres.

Divertissant.
Il avait du mal à concevoir ce qu’il pouvait y avoir de divertissant à un pont de plus de trois kilomètres de long assurant la jonction entre Venise et le reste du monde. Il avait du mal à concevoir ce qu’il pouvait y avoir de divertissant, sorti des informations de base comme la structure et la date de construction du pont. En dehors de ça, c’était simplement une bête de métal et de pierres, de béton et de réverbères pour assurer l’éclairage. Que pouvait-il donc y avoir de divertissant dans ce décor de carte postale à peine retouché que les touristes se plaisaient tant à prendre en photo ?
Les reflets sur l’eau. Sinon, rien à ses yeux.

Puis, Eleonora partit sur un tout autre terrain, ce qui lui fit décoller les yeux des petits diamants que le soleil éparpillait à la surface de l’onde. Et il se surprit à sourire, ce genre de sourire ni sincère ni vraiment joyeux, un peu cynique, un peu roublard, qui apparaissait parfois sur ses lèvres. Le genre de sourire qui en dit long sur sa personne, le genre de sourire qu’il n’arrivait jamais à retenir.
Parce que la situation l’amusait, et qu’il ne pouvait pas le cacher. Eleonora avait besoin d’un service, et il savait qu’il pourrait lui en demander un en retour.

Quand ça lui chanterait.
Il pouvait laisser brûler l’impatience et attendre des semaines. Ou bien se jeter à l’eau tout de suite si une idée lui venait.
Il écouta, calmement, patiemment, ce que la jeune femme avait à lui dire. Un service, mais pas n’importe lequel. Il pinça légèrement les lèvres en l’écoutant, faisant mine de réfléchir. Un journaliste. Quelqu’un d’intelligent. Il avait une victime toute désignée dont il avait envie de se débarrasser pour quelques jours, un visiteur un peu trop habitué des rayonnages de sa boutique. Il savait déjà qui il allait recommander à Eleonora, quitte à lui donner l’adresse qu’il avait notée dans son livre de comptes.

Il notait toujours l’adresse des clients pour les grosses commandes.
Comme celle d’un tapis.

Il ricana doucement, et fixe Eleonora.

« Pio Vescovi. »

Son sourire s’élargit, laissant entrevoir le bout de ses dents. Il s’humecta les lèvres par réflexe, continuant de sourire après.

« Et s’il le faut, je peux sans problème te donner ses coordonnées. Il me semble être la personne toute indiquée pour ton affaire. »

Et bien sûr, un service contre un autre, comme d’habitude.

n nom. Une adresse. Quelqu’un qui pouvait l’aider. La jeune femme sourit face à la réponse de Gíl. Elle savait qu’il aurait ce qu’elle désirait et elle avait vu juste. Finalement, cette rencontre hasardeuse aux allures banales avait finit par payer. Tout sourire, elle sortit de quoi noter de son sac, le lui tendant.

« Parfait alors. Je savais que je pourrais compter sur toi. »

Compter sur lui. C’était un bien grand mot. Mais vu le service qu’il venait de lui rendre, elle ne pouvait que le dire. Sans forcément totalement l’avouer. Car ce n’était que de la poudre aux yeux et elle le savait. Attendant qu’il note le tout, elle regarda autour d’elle, les touristes, les gondoles, tout ce qui lui paraissait banal et d’un ennuie mortel lui apparaissait maintenant différent.

C’était soit, toujours les mêmes banalités, mais sous un nouvel angle. Elle avait une nouvelle possibilité. Reprenant le bout de papier, elle le plia soigneusement avant de le glisser dans sa poche, ravie.

« J’aime faire affaire avec toi. »

Il fallait bien le brosser dans le sens du poil avec un pointe de sincérité.

Il prit ce qu’Eleonora lui tendait avec un sourire. Il avait l’adresse de Pio en tête, peut-être même son numéro de téléphone quelque part. Ça l’amusait. D’une manière ou d’une autre, il avait fini par avoir sa revanche sur ce client aux tendances importunes. Le fait d’avoir Eleonora dans ses pattes allait peut-être lui faire oublier la boutique pour un temps, restreindre le temps dont il pouvait disposer pour venir embêter le suédois sur son propre terrain.
Quant à la question de la revanche, il n’y pensait pas encore.

Il sourit un peu plus, la pointe du stylo traçant les lettres au fur et à mesure que sa main bougeait. Oui. Eleonora pouvait compter sur lui, et il pouvait compter sur elle. Mais à certaines conditions seulement, conditions qu’il avait tendance à fixer au jour le jour.
Il termina de noter les coordonnées de son très cher ami, un bien grand mot pour un homme pareil, Pio, puis rendit le stylo et le papier à Eleonora.

« Le sentiment es réciproque. »

Il s’embêtait rarement avec des discours de trois kilomètres de long. Il faisait toujours le strict minimum, sauf quand il était question d’atteindre un projet quelconque. Il se contentait de sourire, tranquillement, passant un nouveau regard sur les alentours où les touristes prenaient toujours des photos en tous genres, où les passants passaient, les yeux baissés sur leurs téléphones, ou rivés droit devant eux, sans rien dire, la mine pincée.

Il réfléchissait au service qu’il allait pouvoir demander à Eleonora.
Mais le seul qui lui venait à l’esprit, c’était d’occuper Pio avec son histoire personnelle le plus longtemps possible.

« Il y aurait bien un service que j’aimerais te demander, et que tu pourrais peut-être faire avec cette histoire. »

Il inclina légèrement la tête de côté.

« Occuper Pio le plus longtemps possible avec. »

a dernière phrase de Gíl la fit relever le menton, les sourcils légèrement froncés. Un pourquoi allait se dessiner sur ses lèvres lorsqu’elle se souvint qu’il ne lui avait rien demandé concernant son propre projet. Se mordant les lèvres dans l’incompréhension, elle pencha légèrement la tête. Elle savait pourtant bien que la curiosité était un vilain défaut et que cela faisait parti de leur accord. Ne pas trop en dire ou en demander. C’était aussi simple que ça.

« Pas de problème. Je l’occuperais. »

Dans tout les cas, elle était persuadée que cette histoire allait lui prendre un certain temps. Elle sentait qu’elle s’attaquait à un gros morceau. Une fois l’accord passé, elle se contenta de lui adresser un sourire, se décollant du pont contre lequel elle s’était appuyée tout le long de leur petite discussion.

« Encore merci. »

Elle conclut rapidement, le saluant d’un simple signe de tête courtois avant de s’en aller, gardant précieusement le morceau de papier contre elle.

Il la laissa le remercier, il la regarda commencer à partir. Il n’avait pas grand’chose d’autre de plus à dire. Il était content de l’avoir entendue dire qu’elle occuperait Pio aussi longtemps que possible. Voilà. Ils avaient échangé leurs services, c’était fini jusqu’à la prochaine fois. Il ricana, leva la tête et regarda le ciel avant de soupirer un peu. Et le pont était toujours pareil. Et le ciel était toujours pareil. Et l’eau était toujours pareille. Et tout était toujours pareil dans cette ville que le soleil ne voulait pas laisser tranquille plus de quelques secondes.
Et puis ses yeux revinrent vers Eleonora. Elle était encore à portée de voix.

Il ne devait pas hésiter, maintenant que l’idée lui avait effleuré l’esprit. Pourquoi avait-elle besoin d’un journaliste ? A défaut d’avoir besoin de Pio.
Il ricana à nouveau, avant d’appeler la jeune femme.

« Eleonora ! »

En espérant qu’elle se retourne.
Il continuait de sourire, il se rapprocha d’elle, l’air de rien. S’il allait devoir la rattraper, eh bien tant pis, il le ferait. Mais c’était vraiment trop tentant de savoir le pourquoi du comment. Il voulait savoir pourquoi il lui avait donné les coordonnées de quelqu’un dont il essaie éperdument de se débarrasser pour un certain moment. Il voulait absolument savoir pourquoi il avait pu lui demander le service d’occuper Pio.
Et si elle promettait presque de pouvoir le faire, ce n’était pas pour rien. Il y avait forcément une raison.
Il y avait toujours une raison.

« Juste comme ça. Pourquoi as-tu besoin d’un scribouillard ? »

D’habitude, il ne se mêlait pas tellement des affaires des autres, sauf quand il avait la certitude que ça pouvait lui servir plus tard. Et une intuition lui indiquait justement ce chemin.
Il allait très sûrement, si Eleonora lui répondait, et avec franchise, pouvoir la faire chanter plus tard. Et qu’elle s’en doute ou non, ça lui était égal.

ne voix familière provenant de derrière elle vînt claquer son tympan avec surprise, elle qui était maintenant profondément envasée dans ses pensées. Se retournant, elle chercha rapidement du regard la personne ayant pu l’appeler avant d’esquisser un sourire en voyant Gíl revenir vers elle avec cette impression d’impatience. Il était calme, neutre, mais elle sentait chez lui que quelque chose lui brûlait les lèvres, assez pour qu’il ait apostrophé la jeune femme. Plissant légèrement les yeux pour échapper à la lumière vive qui agressait ses iris, elle attendit qu’il soit à son niveau.

« Et toi? Pourquoi as-tu besoin de savoir? »

Un sourire apparut sur ses lèvres tandis qu’elle lui renvoyait la balle, sachant bien qu’elle ne céderait pas face à sa curiosité excessive. Mais ce qui l’amusait était sûrement qu’il ait osé dire tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Elle avait préféré taire sa curiosité déplacée tandis que lui, venait la provoquer.

« Le marché a été conclu. Si tu voulais savoir, il fallait le demander avant en échange de l’adresse. Tu te ramollis avec l’ennuie, Gíl. »

Et comme pour enfoncer ses propos, elle lui emprunta ce petit ricanement, ce rictus qui lui était bien propre. Elle ne se voulait ni supérieur, ni plus maligne. Mais elle aimait bien jouer. C’était sûrement son plus grand défaut. Jouer, taquiner, aller trop loin, reculer et retenter. Les jeux sont faits, rien ne va plus.

Il avait envie de rire.
Il avait envie de rire au nez d’Eleonora, de lui dire qu’il n’avait absolument aucune raison de savoir, mais qu’il voulait quand même être au courant. Mais il se contenta de sourire, un peu plus, un peu moins sincèrement. Son sourire s’était petit à petit mué en rictus moqueur. Et elle jouait. Elle jouait avec lui, lui renvoyant la balle à sa façon. Et lui, il s’en fichait, il s’en moquait, parce qu’il allait faire exactement pareil et qu’il faisait toujours exactement pareil. Parce que ça l’amusait, et que c’était ce côté dangereux qui lui plaisait.
Il jouait avec Eleonora, il jouait avec une flammèche qui peut grandir d’un instant à l’autre.

Et la jeune femme faisait exactement pareil de son côté.
Souriant toujours, il répondit d’un ton badin, presque innocent.

« Ça se pourrait bien, oui. Mais je ne suis pas le seul. »

Les mains tranquillement calées dans ses poches, le visage neutre hormis son sourire presque méchant, il continuait de regarder Eleonora, attendant une quelconque réaction. Quelques secondes. Et puis il continua, toujours sur le même ton, avec le même fond de plaisanterie dans ses mots, la même envie de rire installée au fond de la gorge.
Ça pouvait s’entendre dans sa voix.

« Sinon. Pourquoi ? Peut-être tout simplement pour avoir quelque chose à répondre à Pio qui soit autre que “je n’en sais rien”. Ce n’est pas pour rien que je te l’ai recommandé. »

Avant de continuer, il pesa un instant ses mots, cherchant les justes termes.
Il haussa vaguement les épaules, son sourire se faisant plus léger. Comme s’il avait brusquement inversé la tendance, comme s’il voulait faire plier Eleonora, mais sans les cajoleries allant avec son attitude.

« Disons que c’est… une simple garantie. »

l tentait. Et il jouait autant qu’elle, avec cette attitude se voulant craintive. Mais la jeune femme n’était pas intimidée. On avait toujours cherché à la faire ployer, à lui faire peur, à l’intimider. Elle n’était après qu’une petite femme dans un jeu qu’on pensait trop compliqué pour elle et la réduire par des mesquineries était un jeu facile auquel elle ne se prêtait pas. Mais elle souriait, tout comme lui, parce que ce genre de sourire était une arme. Sourire pour montrer n’importe qu’elle émotion était une compétition commune.

« Une garantie? »

Elle le répéta dans un sourire moqueur et à la fois amusé, à voix basse tout en fixant le jeune homme. Retenant un petit rire, elle passa sa main dans son visage, poussant un léger soupir pour se contenir. C’était drôle de voir avec quelle insistance il tentait de la faire ployer. Mais elle ne s’en moquait pas. C’était l’un de ses jeux préférés et elle aimait que Gíl soit l’un de ses partenaires.

« Gíl. » Dit-elle calmement, s’humectant les lèvres. « Si tu ne veux pas que je fouille dans tes affaires, ne fouille pas dans les miennes. »

Ce n’était pas réellement une menace. Elle ne se serait pas risquée à se mettre à dos l’antiquaire, mais elle préférait avertir. Ses affaires étaient bien trop louches, douteuses et fragiles pour qu’un fouineur pareil vienne mettre son nez dedans.

« J’apprécie ton geste, je te l’ai déjà dit. Mais tu n’obtiendras rien de moi. » Terminant sa phrase sèchement, elle la conclut par un sourire légèrement agacé. Ils étaient sur une place publique, remplit de monde, elle ne pouvait se permettre aucun esclandre même si l’envie ne lui en manquait pas.

Il ricana encore.
Ils avaient commencé à fouiller l’un dans les affaires de l’autre depuis qu’ils avaient commencé leur petit jeu de « rend-moi un service et je t’en revaudrai un ». Il connaissait la chanson, et il savait qu’Eleonora la savait tout aussi bien que lui. Ce n’était pas compliqué à deviner, ils jouaient l’un avec l’autre rien que pour le plaisir. Son sourire redevint sournois, il détourna un instant le regard avec ce petit ricanement dédaigneux. Elle fouillait dans ses affaires, alors il fouillait dans les siennes.
C’était parfois inconsciemment, parfois sciemment qu’ils le faisaient.

Mais ils le faisaient, et il y trouvait une sorte de joie presque sinistre à découvrir le moindre petit secret que la jeune femme pouvait dissimuler dans une taie d’oreiller imaginaire, dans un coin de son esprit. De même qu’elle cherchait les siens, il en était persuadé.
Parce que c’était ça, l’intérêt du jeu. Trouver le plus gros secret de l’autre, et le faire éclater au grand jour. Et quelle course folle ça faisait, quelles situations amusantes ça créait. Il était bien forcé de l’admettre, il aimait ça plus qu’il n’aurait dû. Il avait le goût du jeu depuis toujours.

Et c’était pourquoi il lâchait rarement l’affaire.
Alors, juste avant qu’Eleonora ne décide de partir, il s’approcha encore d’elle, se pencha doucement et lui susurra à l’oreille, toujours affublé de son rictus cynique.

« Que tu crois, Eleonora. Que tu crois. »

Il se détacha, reprit son air innocent, lui adressa un signe de tête, et jetant un dernier regard à la foule et au pont.
Il tourna les talons et retourna d’où il venait.