All we need is a film || CLIO

Clio gratte les coins de ses ongles avec un cure-dents. Elle essaie de ravoir les paillettes, de récupérer les bouts de plumes de toutes les couleurs qu’elle a utilisé aujourd’hui sur un masque. Un masque bling-bling mais un masque authentique. Elle baille, masque un « aïe » quand elle se plante un peu trop profondément le pic en bois dans la peau. Elle râle puis se désintéresse de son travail. Son attention se porte sur une paire de chaussures à talon et elle se demande si ce soir encore, elle sort. Oh, peut-être bien. Elle a cette nouvelle robe bleue marine, celle qui suit le balancement de ses hanches. Elle se dit qu’elle la testerait bien sur les pauvres hommes d’un bar.

Et finalement, non. Elle roule sur le dos, sur son pauvre matelas double à même le sol – ça, quand on n’a pas envie d’acheter un lit décent. Elle lève les jambes, fait la chandelle en regardant ses orteils peinturlurés en rouge. Peut-être bien que tantôt, elle changera la couleur en écoutant de la musique et en parlant avec Alaska. Elle regarde ses jambes nues. Elle n’a décidément plus envie de rien, ce soir. Elle jette un coup d’œil au cadran de son portable, lequel n’annonce aucun nouveau message. Elle pourrait téléphoner à Gabriel, lui raconter sa journée, prendre des nouvelles de la sienne.

Elle entend qu’on frappe à sa porte. Elle laisse passer, on frappe une seconde fois. Elle attrape le jeans qu’elle a abandonné en entrant dans sa chambre tout à l’heure, se redresse à la va-vite et saute dans les jambes de son pantalon. Elle essaie de le fermer rapidement, le temps d’atteindre l’entrée. Elle ouvre, deux chiens – deux grands chiens – envahissent son salon. Pardon ?

Clio – Mais… Mais que…

Maxine. Ce sont les chiens de Maxine. Ce n’est pas la première fois qu’elle les voit et ce ne sera pas la dernière. La rouquine aussi s’invite à l’intérieur et Clio referme la porte dans son dos. Attendez, stop. Coupez ! Elle regarde sa copine, ouvre la bouche comme pour protester mais se ravise. Julia Roberts en talon ? Vendu.

Clio – Mais non, mais non… Je n’avais rien de prévu, de toute manière. Attends, juste. Je sauve Alaska de tes deux monstres.

Elle pose ses mains sur son bocal, l’attrape et s’en va l’enfermer dans sa chambre. Note pour plus tard : vérifier qu’Alaska ne tente pas de se suicider pour la troisième fois de la semaine. Elle pointe ses yeux de ses deux doigts, pointe le poisson de ses deux doigts. Pour lui signifier qu’elle le surveille, où qu’elle soit.

Clio – Ce n’est pas contre tes chiens, hein. Mais je sais qu’Alaska serait capable de frétiller de la queue rien que pour être croqué. Sa dépression ne s’arrange pas. Bon… C’est toi, je peux retirer ce jeans, t'as déjà vu une culotte de ta vie… Tu vas bien, sinon ?

Elle joint la parole aux gestes, déboutonne son jeans et l’abandonne sur le plancher. Se promener en culotte, c’est tellement plus jouissif.

Clio – Si par « m’aider à préparer à manger », tu sous-entends « je te file le téléphone » pour commander les pizzas, mon portable est… Dans la poche de mon jeans, attends… Tu prends quoi ?

Elle n’a pas le temps de se baisser que Maxine s’est déjà emparée de son jeans. Bien. Très bien. Ça lui fera un exercice en moins. Elle passe ses jambes par-dessus le dossier du fauteuil mais reste assise au-dessus. Comme les chats, elle aime la hauteur. C’est dingue. Les bras sur les genoux, son portable dans une main, elle attend que Maxine fasse un choix. D’accord, elle choisira pour elle. Mais avec un œuf. Elle hausse les épaules. Elle rit à la blague – aussi nulle soit-elle, mais Clio et les blagues nulles, ça faisait un bon mélange généralement.

Clio – Ouais, ouais. J’y ai déjà pensé mais ça ne change rien à son comportement. On dirait que ce poisson est automatiquement attiré par le suicide. C’est peut-être la réincarnation d’un kamikaze… Puis, ça ne ferait pas con, la fille qui se promène avec son poisson rouge. En bonne vieille fille de son état, quitte à ne pas avoir de chien…

Elle rigole, écarte le popcorn d’un geste de la main. Elle a déjà essayé, ça n’a pas marché. Elle enroule une mèche autour de son doigt, se penche en avant. Maxine hésite vachement entre ses choix de boisson, ce qui augmente le rire de Clio. Elle se déplace, debout sur les coussins de ses fauteuils et se laisse lourdement tomber à côté de Maxine. Si celle-ci se sert de l’un de ses chiens comme repose-pied, Clio préfère laisser pendre ses jambes par-dessus l’accoudoir, la tête sur les jambes de Maxine – il ne faut pas se gêner. Elle compose le numéro qu’elle a appris, pose le portable contre son oreille.

Clio – Au pire, si je lui ouvre ainsi, il y aura peut-être moyen de négocier un prix… Allô ? Oui, bonjour… Bonsoir, comme vous voulez. Je voudrais commander deux pizzas taille…

Elle lève les yeux vers Maxine, articule silencieusement un « moyenne ? » et repose le portable contre son oreille.

Clio – … Taille moyenne. Alors, une Regina… Ouais, ouais, les jambons, les champignons, la totale. Ensuite, une… Peppina. Avec les olives, oui. Oh et, vous pouvez rajouter un œuf sur celle-là ? Merci. En boisson… Euh… Une bière et… C’est possible d’avoir une bouteille de Prosecco ? … Alors, c’est San Polo…

Elle roule sur le ventre, plie ses jambes et les balance sur un rythme invisible. Ses yeux se laissent distraire par la télévision. Elle hoche la tête, salue, raccroche.

Clio – Dans une demi-heure. J’espère que tu ne meurs pas de faim. Les popcorn, laisse tomber. Je crois qu’il me reste deux pots énormes de glace dans le congélateur – je mange peut-être comme une pauvre mais j’ai des valeurs. La glace, c’est sacré.

Elle étouffe un bâillement, suit la progression des personnages sur l’écran de son téléviseur.

Clio – Si tu veux tout savoir, je suis crevée. Mais ça va, les vacances se terminent, les touristes se feront moins envahissants. Bien que je commence à avoir un peu plus de commandes pour le carnaval. Je vais y laisser mes nuits, Max. Toi, ça va ? Les cailloux n’ont pas encore eu ta peau ? … Tes mains, si, visiblement.

Elle retourne la main de Maxine dans la sienne, passe un doigt dessus. Ouais, ses mains sont crevées… Si des mains peuvent être crevées.

Elle hausse les épaules, sa tête retombe sur les cuisses de Maxine. Si elle devait s’exténuer sur ses masques, elle le ferait. Elle devait tenir jusqu’en Février, de toute manière. Elle aurait tout le temps d’hiberner ensuite, de partir en vacances, peut-être. Sauf qu’elle ne partait jamais. Elle gaspillait son argent dans ses robes et des paires de chaussures, dans de la nourriture, des virées en solitaire au cinéma mais elle ne s’éloignait jamais de Venise. Puis, elle lui dit qu’elle pourrait mettre des algues dans son aquarium. Elle secoue la tête sur ses genoux.

Clio – J’ai déjà testé les algues. C’est hardcore. Envahissant. Tu dois limite en virer tous les jours sinon, ton aquarium devient une véritable jungle… La dernière fois, Alaska s’était perdu dans le tas… Non, ce poisson est stupide et dépressif. C’est un cas.

Elle tourne la tête pour regarder le sourire de Richard Gere, le rire de Julia Roberts. Elle a un rire contagieux, un sourire énorme. Clio adore ça, elle rit à son tour. Les pizzas ? Mmh. Elle grogne un truc, la joue écrasée par le genou de Maxine. Un genre de « fdbr à dix minutes ». Expert en hiéroglyphe, s’il vous plait. Elle tend la main, la pose sur le chien prénommé Dolce. Vestige d’une littérature enfantine. Allons, elle aussi, elle avait lu Rémi sans Famille. Elle regardait même la série quand elle passait encore. Elle connaissait le générique par cœur – chose inutile et pourtant, ça faisait passer le temps dans son atelier.

Clio – Des glaces à… Des glaces à quoi, déjà ? Noix de Macadamia, je pense. Eeeeet… Cookie. De la glace au cookie.

Elle rit, sans cœur. Mauvaise.

Clio – Ils se foutent clairement de notre gueule. Ils se sont toujours foutus de notre gueule. Comme si une histoire d’amour, c’était ça. Ça peut commencer comme ça – éventuellement – mais en général, ça se termine dans les larmes, les cris et les insultes. Pourquoi ils ne nous montrent que les beaux côtés, les beaux débuts ? Jamais on ne verra de fin poignante – et même quand ça se termine, il faut toujours que les deux protagonistes se remettent ensemble parce que, pour citer Ryan Gosling dans N’oublie jamais, « ce n’était pas fini et ça ne l’est toujours pas ». Après, je me trompe peut-être, tu sais. Mais les princes charmants, ils feraient bien de se coller une gommette au milieu du front pour qu’on les reconnaisse.

Elle regarde le film. Ouvre la bouche pour lancer une nouvelle pique dans la face de Cupidon – parce que s’il était là, il s’en prendrait clairement plein la gueule, ce connard. Mais on sonne. Elle se redresse, sautille jusqu’à la porte en babillant des « iiiiiih, les piiiiiizzas ! ». Elle affronte le regard de l’étudiant livreur de pizza, qui balbutie le prix. Elle attrape les cartons, repart en sautillant dans sa splendide culotte noire jusqu’à son portefeuille. Elle se retourne, il est rouge, elle lui renvoie un sourire sadique en son fort mais mielleux sur le contour.

Clio – Vous êtes un amour. Tenez, gardez la monnaie – parce que vous êtes gentil. Au revoir !

Et elle ferme la porte, ramène les cartons dans le salon, sur la table basse.

Clio – Maxine. Bon appétit !

Alaska rechercherait-il le grand amour ? Le vrai, l’authentique, avec les paillettes, les bouquets de fleurs au réveil ? Quel con, alors. Elle grogne quelque chose, dans sa barbe, un truc incompréhensible. S’il se complaît à jouer les Roméo amouraché, il va l’entendre. Elle lui criera un truc que ses oreilles invisibles entendront forcément. Elle a ri quand Maxine lui a fait part de sa théorie farfelue qui transformerait ce brave directeur d’hôtel en gigolo à la retraite. Et le pire, c’est que ça se tenait. Mais droit comme était Thomson, elle ne pense pas. . Elle hausse les épaules quand elle l’engueule pour le pourboire.

Clio – Ça va, c’était un jeune. Il fait sans doute ce boulot pour avoir de quoi payer ses études. Ce n’est pas parce que je n’ai pas fait les grandes universités que lui devraient s’en priver. Tu vois, je suis comme Thomson : un peu de gentillesse dans ce bas monde.

Elle rigole, se lève rapidement en abandonnant son morceau de pizza dans le carton. Elle sautille jusqu’à sa cuisine pour attraper un verre – le plus con des verres, elle survivra avec, sans faire de chichis – ainsi qu’un tire-bouchon et elle revient s’asseoir.

Clio – Par contre, pour Thomson, on peut aussi partir du principe qu’il ne veut plus la voir se promener à moitié à poil dans son établissement hyper sophistiqué. Et qu’en plus, elle lui fait un peu peine. Mais elle est clairement attachante, comme femme. On aurait envie de lui faire un câlin.

Son verre plein, elle le lève au-dessus de sa tête pour l’entrechoquer avec la bouteille de Maxine. Inutile de lui proposer en verre, elle sait qu’elle gérera sans. Elle reporte son attention sur l’écran. Elle admire tout dans ce couple qui, pourtant, n’en est pas un. Elle rigole.

Clio – A ce connard de prince charmant ! Quand il se sera acheté une boussole, qu’il nous appelle ! M’enfin, le temps qu’il en trouve une bonne, on sera déjà morte dans une cabane au fond des bois, avec sept chats pour nous tenir compagnie. On fera du tricot, on portera des châles et on aura les seins flasques et dégueulasses.

Elle prend une grosse gorgée de son vin pétillant. Elle mord dans sa pizza, ronronne de plaisir tellement c’est bon.

Clio – N’empêche… Moi, ça ne me déplairait pas un mec comme lui. Il te paie des fringues, te loge dans un hôtel grand luxe, t’emmène dans ses soirées. Je pense que le prince charmant, il a la tête de Richard Gere. Enfin, là, tout de suite. Demain, ce sera peut-être Ryan Gosling ou même Tom Hiddleston. Je pense que le prince charmant à plusieurs têtes…

Elle éclate de rire, encore.
Décidément, tu ne sais faire que ça.

Clio aussi les épaules. Mais non, Maxine n’est pas égoïste. Maxine n’y avait pas pensé, c’est tout. Puis, elle peut comprendre son point de vue : l’argent, c’est important, chaque pépite compte. Parce qu’une pépite permet d’acheter du pain, le pain permet de se nourrir, d’être en pleine forme pour mieux vivre sa vie. Des pépites plus des pépites, ça fait encore plus de pépites pour se nourrir, se chauffer. Mais Clio s’en moque. De toute façon, qu’allait-il lui rendre sinon des miettes ? Si elle devait lui abandonner quelque chose, elle pouvait bien lui léguer les pépites. Et ça lui évitera les calculs trop compliqués à une heure aussi tardive.

Clio – Mais non. S’il appelle les flics et qu’ils débarquent dans son grand et bel hôtel, ça fait désordre. Il préfère faire les choses dans l’ombre. Au fond, elle ne le dérange pas, ce sont ses vêtements qui le dérangent. Puis, tu as raison : il n’est pas méchant. Il lui rend service – tout en se rendant service à lui-même avant.

Clio était plus chat que chien, c’était un fait. Pourtant, elle aimait aussi les chiens mais elle savait qu’ils représentaient plus d’investissements de la part des propriétaires. Les promener, jouer avec eux. Elle préférait les chats. Indépendant, plus petits – non, elle n’appréciait pas les petits chiens – ils ne nécessitaient pas de se promener. Enfin, là, elle épargnait ses finances. Un poisson rouge. Elle lavait le bocal une fois par semaine, le samedi en général. Elle le nourrissait une fois par jour. Et ça lui convenait comme ça. Elle éclate de rire quand elle entend Maxine parler à sa poitrine. Rousses. Teints pâles. Pas dégueulasses.

Clio – Je ne suis pas sûre que faire le tapin soit ton idée la plus géniale… Il n’y a pas que des Richard Gere qui roulent en Lotus. Dans « les Âmes Vagabondes », ce sont les extra-terrestres qui roulent en Lotus… Et je ne suis pas sûre d’avoir envie de me faire un Alien sauf s’il est signé Thierry Mugler.

Elle repousse des mèches derrière son oreille, entame sa troisième part de pizza. Oh mon dieu, c’est délicieux. Une tuerie. Ça change considérablement des Cocopops et du bol de lait. Au fond, elle est contente que Maxine soit venue. Elle a de la pizza, du Prosecco. Elle regarde la réplique, à l’écran.

Clio – … Que vous n’aurez plus jamais envie de me laisser repartir.

Et elle part dans un éclat de rire terrible.

Elle hausse les épaules. Les films avec les extra-terrestres, ce n’est pas ce qu’elle aimait par-dessus tout. A vrai dire, elle les évitait comme la peste. Comme les films catastrophes, avec des tsunamis, des orages énormes, des tornades. Ça non plus, elle n’aimait pas. Les films d’horreur, elle en regardait bien quand il y avait des zombies – et encore, les zombies non plus elle n’aimait pas – parfois, elle faisait un effort, elle affrontait les fantômes – uniquement quand elle savait qu’elle ne dormirait pas seule. Soyons franches, Alaska serait incapable de la protéger des mauvais esprits. Au final, il lui restait quoi ? Les comédies, les drames et les thrillers. Des trucs cons, des trucs tristes et des trucs angoissants. Passer d’un extrême à l’autre, du coq à l’âne.

Clio – Moi, j’aime bien ce parfum. En plus, c’est clair « Alien », c’est clair que ça claque comme nom. Il fallait y penser.

Maxine lui dit qu’elle devrait arrêter de boire. N’importe quoi. Elle rigole, c’est tout. Elle rigole parce qu’elle aussi, elle les connaît presque par cœur, les répliques de ce film. Elle rigole parce qu’elle a un tout, tout, tout petit peu d’alcool dans le sang. Mais elle n’a pas encore assez bu que pour arrêter de boire. Elle la finira, sa bouteille.

Clio – Bas les pattes, Maxine. Je vois où tu veux en venir. Cette bouteille m’appartient corps et âme, nous sommes mariées pour la vie. Rien qu’elle et moi. Pas de nuit de noce, pas de lune de miel à Paris. Je vais la vider de son sang, elle ne sera plus qu’un cadavre. Je suis une veuve noire ! … Oh merde ! En plus j’ai presque la couleur de cheveux de Natasha Romanoff.

Elle rigole encore une fois.

Clio – La veuve noire des bouteilles de Prosecco.

Son amie lui demande si elle n’a pas autre chose à boire, un truc de plus fort. Elle s’apprête à secouer la tête pour lui dire que non, désolée, elle n’a rien. Même plus de grenadine ou quoi quand soudain, elle se remet debout, rajuster sa culotte et s’enfuit en trottinant vers sa cuisine. Elle attrape une chaise, se hisse dessus et ouvre l’armoire la plus à gauche. Il lui semblait qu’il lui restait…

Clio – Eurêka, j’ai trouvé ! Une magnifique petite bouteille d’Aperol !

Elle se penche dangereusement dans le vide pour attraper un verre pour Maxine et revient en sautillant dans le salon, abandonnant la chaise à son triste sort. Elle secoue ses fesses en musant l’air de Pretty Woman, tout en servant de l’Aperol mélangé avec du Prosecco. Comme ses copains barmen le lui avaient enseigné.

Clio – Allez goute, c’est terrible ! J’ai appris ça en regardant les barmen, les vendredis soirs. Quand j’ai rien à faire et que les plumes me sortent par les yeux – sans mauvais jeux de mots.