« if you have half a brain ▲ Gil

La vie avait repris son cours, avec son lot de changements. Elle avait dû s’y faire, s’y adapter. Se reprendre en main, aussi. Et remplacer la vaisselle cassée. Les verres, les assiettes. Au moins, maintenant, ils étaient neufs, ils ne pouvaient plus être catégorisés comme « vieilles choses sorties des cartons de sa grand-mère ». Même si les assiettes ne faisaient pas si vieilles. Maintenant, elle en avait des neuves. Tout était neuf. Ne manquait plus que le vase que Gabriel avait cassé. Elle avait gardé les fragments dans une vieille boîte à chaussures, rangée sur le dessus de son dressing ouvert, au milieu d’anciens albums photos, d’autres boîtes. Elle savait que dans certaines de ses boîtes demeuraient ses premiers masques, ceux qu’elle faisait avec son oncle pour passer le temps, pour s’entraîner. Pour comprendre qu’elle était capable de faire quelque chose de sa vie.

Elle avait plongé ses pieds dans une paire de talons bleu marine, assortis à sa robe de la même couleur. Ses cheveux auburn étaient ramenés en une masse informe de boucles sur son épaule gauche. Elle vérifie qu’elle n’a rien oublié dans son sac corail. Elle a tout, elle ferme la porte, dévale les escaliers de l’immeuble. Elle a décidé que ce vase devait être remplacé. Que ça faisait un vide sur le guéridon, maintenant. Elle sourit aux passants dans la rue, à ceux qui la regardent. Elle sait qu’elle ne devrait plus faire ça mais elle le fait quand même. C’est dans sa nature, de titiller les gens jusqu’à ce qu’ils en perdent leurs moyens. Clio n’en a plus rien à faire, des moyens. Elle prend le bateau, pour aller plus vite. Comme si elle allait traverser la ville pour atteindre son but. Le magasin d’Antiquités. Elle trouvera bien une babiole, là-bas, non ? Elle hausse les épaules, descend à son arrêt en souriant au batelier. Elle marche encore un petit moment avant de trouver l’objet de ses désirs. La boutique, reculée. Elle vérifie sa tenue dans la vitrine, ramène la sangle de son sac sur son épaule et pousse la porte. Une clochette, une odeur de poussières. Elle sourit.

Clio – Gil ? Giiiiiiiil ?

Elle chantonne son nom en s’avançant jusqu’au comptoir, ondulant des hanches. Il apparaît. Il a l’air crevé, négligé. Elle rigole.

Clio – T’en as mis, du temps. Tu faisais quoi, derrière ? Y avait une fille avec toi ?

Elle dépose son sac sur le meuble, se penche par-dessus pour claquer un baiser sur sa joue – et laisser une trace de rouge à lèvres d’un rouge pétant sur sa peau.

Clio – Si c’est le cas, sache que je suis désolée d’interrompre ce moment… Intime ?

Elle lui sourit, innocente jusqu’au bout des ongles.

Pas de fille dans l’arrière-boutique. Une moue se dessine sur les lèvres de Clio, visiblement déçue. Pas de fille dans l’arrière-boutique, c’est trop chiant, ça. Elle peste un peu en italien. Remarque, dans son arrière-boutique – enfin, son atelier, plutôt – il n’y avait pas d’homme non plus. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’avait jamais accordé ce privilège à personne, ce fantasme de l’arrière-boutique, cette crainte d’être surpris par un couple de Français en vacances. Sans doute parce que, dans son arrière-boutique, elle passait plus de temps à sniffer du vernis à toutes les sauces. Elle reste appuyée sur le comptoir, une jambe légèrement fléchie. Aucune tenue, rien à foutre.

Clio – Sûr, c’est pas ça le romantisme. Fais pas genre, Gil. Si tu jouais avec ta main, je te rappelle que la loi de la masturbation publique ne s’applique qu’à la Suède.

Elle balance la tête sur ses épaules en souriant. Elle avait entendu ça à la radio, il n’y a pas si longtemps. Elle en avait pleuré de rire. Elle en avait reparlé avec ses amies, elles en avaient aussi pleuré de rire – et pas seulement parce qu’elles avaient déjà bien bu.

Clio – Je n’ose même pas imaginer les petits vieux. Je crois que ça arriverait presque à me dégoûter… Au moins, ici, tu peux pisser debout. Content ?

Elle se détache du meuble de bois pour aller traîner près d’une étagère. Elle regarde les livres, ces vieux livres qui menacent de tomber en miettes. Elle lit les titres – il y en a qu’elle comprend à peine. Elle repère les bouquins en français, ceux en anglais et sourit face aux italiens. Après, il y a d’autres langues – de l’allemand ? Elle hausse les épaules, se penche pour regarder les étagères du bas. Il y a des livres qu’elle connait de noms, d’autres qu’elle s’était promis de lire – un jour. Mais la plupart lui était totalement inconnu. Il prend de ses nouvelles, elle hausse les épaules.

Clio – Ça vaaa.

Ça va ouais, mais sans plus. Au moins, elle a de nouveau pu mettre ses talons puisque son pied a fini par cicatriser correctement. Ça ne tire plus, elle ne saigne plus. La vie est belle. Elle aurait pu sourire comme une bécasse, s’en fendre la gueule en se disant qu’au moins, Gabriel l’aimait. Elle le fera, la prochaine fois qu’elle le verra. Dans pas longtemps, sans doute. Elle se retourne vers Gil.

Clio – Et toi ? La vie, les amours, les conneries de ce genre ?

Elle regarde les babioles, sur une étagère. Des statuettes d’animaux, dans la majeure partie des cas. Elle en attrape une, un vieux hibou en mosaïque et la désigne à Gil avant de la remettre en place.

Clio – J’aime bien, ça. C’est joli.

Joli. Mais pas assez pour elle.

Gil s’étonne de la loi, Clio se contente de regarder la babiole en mosaïque qu’elle a reposée sur l’étagère, à sa place. Elle se demande si ce genre d’objet pourrait remplacer le vase qu’elle a perdu pendant qu’elle hurlait sur Gabriel et inversement. Sans doute pas. Elle gardera un guéridon vide jusqu’au moment où, sur le coup d’une inspiration subite, elle trouvera comment le remplacer. Elle pourrait aussi tout bêtement racheter un vase, mettre une lampe de chevet à la place. Ça ferait ambiance tamisée, le soir devant la télévision, ce serait cool. Pourtant, elle a l’impression que ce vase ne pourra pas être remplacé. Au pire, elle attendra que sa tante Johanna lui en lègue un nouveau. Quand elle mourra. C’est sûr que son oncle ne mourra pas deux fois. Elle rejette des cheveux derrière son oreille, elle n’a pas entendu ce que Gil lui a dit. Il a parlé de l’inventaire, c’est tout ce qu’elle a compris.

Clio – On a des pigeons. C’est marrant aussi, les pigeons. Qu’ils aient une forme de volatiles ou une forme humaine.

Elle sourit à Gil, la tête penchée sur l’épaule et retourne dans sa contemplation des figurines. Il lui propose de lui faire un prix – en ajoutant bien qu’elle paiera quand même, question de factures. Elle hausse les épaules.

Clio – Non, c’est gentil. T’as pas une hyène ? Je préfère les hyènes aux hiboux même si les hiboux, je trouve ça vraiment drôle.

Elle enroule une mèche autour de son doigt, la relâche en soupirant. Elle se retourne en direction du comptoir.

Clio – En fait, je pense que je ne veux rien. J’attendrai qu’on me fasse un cadeau, ça aura une plus grande valeur sentimentale qu’un objet que j’ai acheté moi-même, avec mon propre argent. Au pire, je remplirai le vide sur le guéridon avec le bocal d’Alaska.

Elle hausse les épaules, se redirige vers le bureau de bois. Gil reste derrière, elle aurait bien envie de l’embêter un peu plus. En lui demandant des conseils sur un coussin, sur un fauteuil. En lui disant que le cadre en vitrine lui plait bien, c’est possible de le voir de plus près ? Elle n’en a pas envie, elle s’appuie une nouvelle fois sur le bras, désignant du menton la pièce de derrière.

Clio – Tu veux de l’aide, pour ton inventaire ? J’ai fermé la boutique, j’en avais marre de sniffer du vernis, de la colle et de la peinture. En plus, je suis en manque d’inspiration, je n’arrive à rien. Ça fait trois jours que j’essaie de faire ce masque et ça fait trois jours qu’il me fait autant chier. Je fous plus rien, je prends du retard dans mes commandes et le Carnaval qui va arriver...

Elle se dégage du meuble, passe derrière et dépasse Gil pour rentrer dans une pièce pleine de cartons et de vieux objets. Ça sent la poussière.

Clio – Je te jure. On ne dirait pas comme ça, mais je suis une pro en inventaire. Juste que tu me montres comment tu fais le tien parce qu’on ne traite pas les mêmes choses à inventorier. Je doute que tu classes tes assiettes en porcelaine comme je classe mes boîtes de plumes. Je commence par quoi, Chef ?

Puis, d’un coup, ça la prend à la gorge. Elle éclate de rire.

Clio – En plus, maintenant, on peut dire que tu as une fille dans ton arrière-boutique !

Bien sûr, que Clio est une sauveuse. Il serait temps que les gens voient en elle ce qu’elle est. Une sauveuse. Un peu comme une St-Bernard. Son tonneau d’alcool autour du cou, à évoluer, gueule ouverte, bave dans les airs, dans des mètres de neige. Clio sauve, c’est bien connu. Elle sauve de par ses mises en garde envers l’amour et ses fourberies. Enfin, elle sauvait. Maintenant qu’elle s’est engluée dedans jusqu’au cou, comme une grande, elle la boucle. C’est bien connu. Clio, une grande gueule. Mais elle connait les limites. « Faites ce que je dis, pas ce que je fais », ce n’est pas l’adage qu’elle inscrirait dans la préface de son autobiographie. Il ne s’agirait pas de prendre les gens pour des cons. Clio, elle trouve ça marrant de faire l’inventaire. Ça lui donne l’occasion de commander de nouvelles choses. De nouvelles couleurs de plumes, de nouveaux pots de peinture. Du vernis, des pots et des pots de colle de plusieurs litres. Des feuilles d’or, des tonnes de papiers de laine pour faire les bases des masques. De l’argile pour les moulages. Elle se dit qu’entre un inventaire chez Gil et un inventaire chez elle, il y avait de la marge.

Elle pouffe quand il la pousse doucement dans la pièce. Elle cherche une blague vaseuse, une espèce de « et tu es pressé de m’avoir dans ton arrière-boutique ? Au fond, je ne sais pas si c’est vraiment sage que je vienne… » mais elle ne dit rien. Elle se contente de sourire, le registre serré contre sa poitrine. Elle se laisse tomber au sol, replie correctement les bords de sa robe sur le sol. Un peu de pudeur, même dans l’arrière-boutique.

Clio – Ouais, ouais. Je crois que j’ai compris. Au pire, je me roulerai sur le sol en hurlant que je suis trop une grosse nulle, trop une looseuse. Je crierai jusqu’à ce que tu viennes m’aider.

Elle attrape le registre, fait comme il lui a demandé de faire. Les dates, l’état des objets. Elle commence, mâchouille le bout du stylo quand elle doit examiner un objet. Elle hoche la tête quand il lui demande si elle veut sortir, après l’inventaire.

Clio – Si tu me prends par les sentiments, Gil, je ne peux pas refuser. Tu paies les frites, je te paie un verre. Après, c’est chacun pour soi.

Elle rigole, retourne à son dur labeur. Elle, elle se contente de noter les dates des livraisons, le nombre de matériaux restants. Rien de bien compliqué. Elle se dit qu’il y a un blanc, là. Que c’est assez emmerdant, gênant. Elle n’aime pas travailler dans le silence. Chez elle, dans son atelier, elle écoute de la musique à fond. Ça lui permet de ne pas devenir folle. Elle s’arrête deux, trois minutes, le temps d’attacher ses boucles rousses en un chignon difforme, fait à la va-vite. Elle lève les yeux vers Gil.

Clio – Juste histoire de ne pas me laisser mourir seule dans ce silence pénétrant, t’as quelque chose de prévu, ce week-end ? Que tu as l’air pressé de fermer boutique.

Elle soupire bruyamment quand il lui dit que sa vie sociale n’existe pas. Et quand plus, il parle italien comme une vache espagnole. Elle maugrée un peu, en regardant les piles d’assiettes l’encerclant. C’est bien. Elle est prisonnière d’une armée de porcelaine de Chine. Elle balance sa tête sur ses épaules, bougonne. Gil, il y a des fois où il est drôle. D’autres où il l’est nettement moins. Comme là, avec son manque de vie sociale. Ne rien faire de son week-end. Qui ne fait rien de son week-end ? Même les vieux font des trucs de leur week-end. Surtout les vieux. Heureusement qu’elle a Gian, au fond. Gian qui a toujours une chose à raconter, une bouteille de Grappa planquée dans son atelier, des potins plein les poches.

Clio – On dirait un ermite. Un vieil ermite, avec une longue, trèèèèès longue barbe. Reclus dans son arrière-boutique, à faire la conversation aux assiettes de Grand-mère. On va dépoussiérer tout ça. Ecoute ton maître, jeune Padawan, je suis passée pro dans l’art de dépoussiérer les vies sociales.

Elle essaie de faire une tête à la maître Yoda mais sans le maquillage vert, sans la petite taille et les longues oreilles, ça ne donne pas tout à fait la même chose. D’ailleurs, il serait temps qu’il s’y mette, à l’italien. Surtout s’il veut continuer à vivre ici. L’anglais, c’est cool, c’est international. Mais parler italien, en Italie, c’est le minimum. Non ? Enfin, elle ne dit rien. Elle sait parfaitement qu’elle n’est pas taillée pour être enseignante.

Clio – Mais t’as vraiment rien de mieux à faire un samedi soir ? Un samedi soir, bon dieu. Et la fièvre dans tout ça ? Hein ? T’en fais quoi de la fièvre ? Give me that night fever, night fever… Non ?

Elle mime une petite danse improvisée, digne des années disco avec ses bras, en chantonnant les paroles de « Night fever ». Allez. Il a une trentaine d’années, on n’est pas encore totalement vieux à cet âge-là. On n’est même pas vieux du tout. Il fait signer qu’elle peut arrêter alors elle s’arrête. D’ordinaire, elle continue jusqu’au bout les choses qu’elle entreprend. Mais là, elle ne demande pas son reste. Elle se lève, lisse les plis sur sa robe bleu marine et sourit à Gil. Elle s’enfuit de sa prison d’assiettes, avant de se mettre à sautiller comme une gamine. Comme un chien. On dirait Pizzo quand elle va le chercher pour sa promenade.

Clio – D’accord. D’accord, d’accord. Allez, on y va, viiiiiiens. J’irai où tu iras, qu’importe la place, qu’importe l’endroit.

Elle chantonne approximativement en français les paroles de la chanson, en sortant de la boutique, son sac accroché à son bras. Elle attend que Gil ferme la porte avant d’envahir son bras avec le sien. Elle s’accroche à lui comme une sangsue à sa victime en rigolant.

Clio – On a qu’à aller là où on a été la dernière fois. Tu sais, là où il y avait les petites tables, qu’il faisait tout sombre. Avec la serveuse brune, celle qui a défait deux boutons de son chemisier avant de prendre notre commande. Non ? Non, t’as rien remarqué, comme à ton habitude… Ooooh, tu sais quoi ? La semaine dernière, à la boutique. Il y avait un de ces pervers… D’habitude, je fais toujours visiter l’arrière-boutique aux clients – pour les persuader que je ne fais pas du « made in China ». J’ai cru que celui-là, il ne décollerait jamais. Avec ses phrases à double sens…