Courir, courir comme si sa vie en dépendait. Et pour ce qu’en savait la vivante réincarnation de maître Renart, zigzaguant entre les passants comme le rusé fripon qui vivait en lui avait sans doute fuit au milieu des arbres, c’était peut-être le cas. Nico avait un peu exagéré cette fois. Une moue amusée retroussa ses lippes gercées, carmines un peu trop expressives au goût des gens normaux. Normalité, quel mot ennuyant ! Le simple fait de l’entendre lui donnait une profonde envie de bailler, à s’en décrocher la mâchoire. Elle était belle leur normalité ! Se lever, travailler, gagner de quoi se faire plaisir, tomber amoureux, fonder une famille, rentrer dans un moule prédéfini… Très peu pour lui, éternel adolescent qui aimait à se moquer de cette banalité effarante qui l’entourait. Et aujourd’hui ne faisait pas exception à la règle.
Gaby était un chercheur de talents. Des talents un peu spéciaux : trouver ces personnes suffisamment combattives, suffisamment abîmées, un peu folles en définitive, capable de participer aux combats clandestins qu’organisait Nico. Et en échange, il demandait une certaine somme d’argent au gérant du pub, bien entendu. Jusqu’alors, ça lui était plutôt bien convenu au rouquin. Mais Big Gaby comme l’appelait ses poulains, était devenu un peu trop gourmand. Eh, comment non ? Le gros Italien avait désormais ses combattants, il connaissait les habitués du Cane Nero, pourquoi se contenter des miettes que lui accordait cette langue-de-vipère borgne quand il pouvait, lui aussi, ramasser un gros pactole ? Le plus vieux avait alors organisé un combat, dans le dos de Nico, bien évidemment. Mais le jeune homme n’en serait pas où il était aujourd’hui s’il ne savait pas laisser traîner ses oreilles partout et récolter des informations. Un de ses clients, après une bouteille de vin, avait fini par cracher le morceau. Et le soir où la rencontre aurait dû avoir lieu, dans un vieil entrepôt désaffecté, Big Gaby ne put qu’enrager de manière impuissante en voyant qu’aucun de ses combattants ne se présenta au lieu du rendez-vous. Pas de bêtes de foire, pas d’exhibition, c’était aussi simple que ça, et le gérant du Cane Nero s’était assuré de payer une bonne somme pour être certain de faire du chercheur de talents, le dindon de la farce. Tous savaient qui étaient derrière ce coup-bas, mais mis à part lui, trouvèrent cela plus amusant qu’autre chose : la plupart des habitués étaient fidèles à Nico. Ou comment perdre toute crédibilité pour le plus vieux. Cette histoire pathétique qui amenait toujours un sourire triomphant et un peu mesquin aux lèvres du roux, datait d’une semaine.
Et par le plus malheureux des hasards, Nico venait de se heurter à un Gaby déjà bien éméché en cette fin d’après-midi. Et son sourire amusé fut plus efficace que de montrer un bout de tissu rouge à un taureau. Le gros Italien, accompagné de quelques soudards qui ne savaient pas pourquoi ils le suivaient mais le faisaient quand même, lui partit après. Revenait donc au jeune homme à la chevelure flamboyante de démontrer ses talents de fuite. Et c’est ce qu’il fit, bondissant, sautant les marches, agile flamme rousse qui s’engouffrait entre les passants. Bien vite, les alcooliques accompagnants Gaby finirent par abandonner, essoufflés. Mais pas le bonhomme. Malgré son embonpoint, l’alcool ingurgité, la distance qui se creusait peu à peu entre eux, Nico calculait qu’il pourrait tenir encore bien dix miinutes, porté par une haine qui semblait faire rouler ses yeux dans ses orbites et qui donnait à ce fieffé gosse qui refusait de grandir une furieuse envie de rire.
À droite. À droite. Encore à droite. Puis à gauche. Ça devait être bon, au moins pour l’espace de quelques secondes, Gaby allait l’avoir perdu de vue. Du coin de l’œil le petit homme avisa ce qui ressemblait fort à une boutique, où il s’engouffra comme une tornade, claquant la porte derrière lui et se réfugiant bien vite derrière une étagère. Car bon, il avait beau courir vite, si on parlait de rapport de force, si Nico tenait du renard alors Gaby était un ours… Le souffle court, plié en deux par cette course folle et son t-shirt d’un brun clair trempé de sueur, le borgne put enfin respirer. Il eut un coup d’œil curieux pour ce qui l’entourait. Allons bon, dans quelle étrange caverne d’Ali Baba avait-il bien pu atterrir hein ?
-Fiiiiuh ! Désolé de l’irruption hein, j’avais un lourdaud collé au derrière, vous avez sans doute connu ça vous aussi non ? demanda-t-il en Italien, un grand sourire malicieux aux lèvres, ignorant que le maître des lieux n’était pas vénitien. C’est une drôle de boutique que vous avez là !
Nico savait bien quel aspect étrange et débraillé il devait offrir en cet instant. Mais ça ne l’empêchait pas de, déjà, tenter de jouer de son charme, faire la conversation avec un naturel osé, un large sourire sur ses lippes, une innocence, un peu faussée par la lueur rusé au fond de son œil unique il est vrai, émanant des traits doux de son visage. Showtime ! Encore et toujours.