Un nouveau compagnon ? - PV Alba.♥

Elle frotte son front, étale une trace de peinture sur sa peau. Elle fixe sa toile, un air absent sur le visage. Elle plisse les yeux. Ça prend forme, elle n’est pas si mécontente que ça. Peut-être que si elle rajoutait un peu de bleu à cet endroit… Ouais. Mais pas maintenant. Maintenant, elle a surtout envie de prendre un bain, de boire un café en lisant le premier livre qu’elle trouvera. Elle se débarrasse de sa blouse blanche maculée de tâches colorées, de mélanges. Elle l’accroche au vieux porte-manteaux qu’elle a récupéré dans le grenier de son père. L’un des souvenirs de son enfance. Cette vieille chose, celle sur laquelle elle abandonnait son manteau en rentrant de l’école, en revenant du collège, en revenant de l’université. Ce morceau de bois l’avait vu grandir, évoluer. Il garde en mémoire chaque changement corporel, chaque élargissement de son sourire. Elle passe une main dessus. C’est comme si elle pouvait sentir la peau de son père au travers des nœuds du bois.

Elle attrape ses pinceaux, les plonge dans le lavabo minable qu’elle a fait installer dans son atelier. Un petit truc rudimentaire, blanc et carré. Le robinet est tout aussi rudimentaire. Un bête truc. Elle frotte pour évacuer la peinture, pour les rendre présentable. Elle regarde l’eau prendre des teintes rosées, violettes, dorées. Elles se mêlent les unes aux autres, elles forment la palette du crépuscule. C’est ce qu’elle tente de peindre, un crépuscule. Il n’est de chose plus fascinante qu’un crépuscule en été. Fascinante, merveilleuse. Elle dépose les pinceaux dans un bocal, les poils vers le haut. Elle essuie ses mains sur un essuie tacheté et elle quitte la pièce.

Elle conclut rapidement qu’Aline est partie faire les courses. Elle espère qu’elle n’oubliera rien. Qu’elle n’oubliera surtout pas le lait. Le lait dans les Miel Pops, c’est important. Essentiel. Vital. Elle cale une mèche blonde derrière son oreille et elle ouvre le frigo. Faute de grive, on mange du merle. Elle boira de l’eau en attendant que sa colocataire rentre, son plein panier sous le bras. Ou juste les mains meurtries par les hanses des sachets en plastique trop lourds. Elle se penche pour attraper la bouteille dans le frigo et elle entend les clefs dans la serrure. Sauvée. Elle claque la porte du réfrigérateur de son pied, elle se retourne. Elle attend son « bonjour ! », son « coucou, Alichoute ! ». Mais rien, que dalle. Elle l’aime. Alba fronce les sourcils.

Alba – Oui, je sais mais… Que… ?!

Sous son nez, un chaton. Une boule de poils – une boule de poils tellement douce, tellement… fluffy – d’une chaleureuse couleur rousse. Elle bat ses cils, les yeux écarquillés. Elle regarde sa colocataire – qui a une certaine ressemblance avec un enfant, à ce moment. Elle regarde le chaton. Puis sa colocataire. Et le chat.

Alba – Aline ! Mais… Mais c’est un chat ! Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as…

Non, il est vraiment adorable. Elle non plus, elle ne l’aurait pas laissé sur le trottoir, dans son carton. Elle secoue la tête.

Alba – Mais… Mais je ne sais même pas si le règlement de l’appartement l’autorise ! Si le concierge serait d’accord… Ooooh, Aliiiiine.

Un chat. Plein de malus. Il faut lui apprendre à aller dans sa litière, l’empêcher de ne pas faire ses griffes sur les rideaux, de grimper sur toutes les étagères contenant des bibelots fragiles. Elles devront veiller à ce qu’il ne rentre pas dans l’atelier, non plus. Qu’il n’aille pas perdre des poils dans la peinture ou encore griffer ses tableaux. Ensuite, un chat, dans un appartement… Il ne risque pas de finir dépressif ? A force d’être enfermé, de ne pas pouvoir sortir, de regarder dehors. Il en deviendrait neurasthénique et ce serait vraiment trop triste. Et les frais de vétérinaire. Il va bien falloir le châtrer, ce petit-là, si elles ne veulent pas subir les périodes de chaleur intense. Elle y a pensé, Aline, aux frais ? Frais de nourriture, de litière, au vétérinaire, aux produits contre les puces. Parce que ne nous leurrons pas. Chaton peut-être, potentiel futur chat d’appartement mais il a traîné dans la rue, avant. Les puces doivent déjà lui bouffer le sang à l’heure qu’il est.

Après, d’accord. Elle cède aux « mais tu sais, le ronronnement d’un chat, c’est vachement apaisant. » ou encore aux « trop, trop mignon ! ». Parce que les faits sont là. Plus elle le regarde s’aventurer sur le parquet, plus elle le trouve craquant. Craquant et roux. Oh, Alba. Souviens-toi, du haut de tes cinq ans, quand tu babillais des « Je veux un chaton roux ! » dans les oreilles de tes parents. Tu voulais l’appeler comment, déjà ? O’Malley, pour honorer les Aristochats. Pas trop original. Elle pince ses lèvres en regardant le chaton.

Alba – Si on garde ce chaton – et je dis bien « si » - il faut en parler au concierge. S’il l’apprend, il pourrait se fâcher et nous foutre à la porte. Je n’ai pas la tête à chercher un nouvel appartement maintenant.

Elle laisse Aline la prendre dans ses bras. Au moins, elle aura eu son bonjour, c’est déjà ça. Elle la suit dans la cuisine, attrape le paquet de sucre, le paquet de sel et se hisse sur la pointe des pieds pour les ranger dans l’armoire.

Alba – J’irai voir le concierge. Demain. Il préférera qu’on lui parle en face au lieu de recevoir un mot de trois lignes « Bonjour, nous avons décidé d’adopter un chat, bisous ! ». Enfin, je dis « nous » mais c’est surtout toi. Ce n’est pas comme si j’avais réellement eu le choix… Et maintenant qu’il est là…

Elle se hisse sur la pointe des pieds – quelle idée d’avoir des meubles si haut – pour attraper une petite assiette creuse qu’elle remplit d’eau et qu’elle porte au chaton.

Alba – On n’a rien à lui donner à manger. Quoique… Il reste du pain ?

Sans attendre de réponse, elle se penche vers le meuble contenant le pain, le thé, les céréales et elle en sort une tranche. Elle la dépose dans le fond d’une nouvelle assiette creuse, plus grande que celle contenant l’eau, et verse une bonne dose de lait par-dessus, de sorte que la tartine en soit gorgée. Elle la pousse sous le museau de la petite bête, attendant qu’il s’y intéresse.

Alba – Qu’il mange ça, en attendant. Mes grands-parents nourrissaient leur chaton comme ça, au début.

Elle regarde le chaton attaquer la tranche de pain comme si sa vie en dépendait. Affamé comme pas possible, il dévore tout, des gouttes de lait sur ses moustaches. Elle se dit qu’il est adorable mais certainement couvert de puces. Qu’il faudra sans doute aller le faire vacciner chez le vétérinaire au plus vite et faire un contrôle de son état de santé général. Elle roule des yeux. Comme si elle n’avait pas assez de choses à faire.

Alba – S’il dit oui. Tu ferais mieux de ne pas trop t’attacher à lui. Imagine qu’il refuse clair et net ? On sera incapable de le mettre à la porte s’il nous refuse le chat. Et je vois mal à qui on demandera de s’occuper du chat et qui sera susceptible d’accepter.

Aline dit qu’elle s’occupera des courses, Alba hausse les épaules, les bras croisés sous sa poitrine. Tant mieux, une chose en moins à faire. Elle regarde sa colocataire déposer des journaux dans un coin de la cuisine, elle hausse les sourcils.

Alba – C’est pour quoi ? Sa litière ? Nan, laisse tomber, il vaut mieux lui acheter un bac tout de suite. S’il fait ses besoins là-dessus, ça va couler partout, ça va puer la mort et on va devoir tout récurer. Et ce n’est pas dans mon planning de l’après-midi, j’ai une toile à terminer.

Le chaton évolue sur le parquet du salon. Alba tourne les talons, ouvre la porte de sa chambre et prend son ordinateur portable sur le bureau pour retourner dans le salon et le poser sur la table basse. Elle l’ouvre, met le moteur de recherche en route et tape « chaton mâle ou femelle » dans la barre de recherche. Elle regarde les images qui se présentent à elle, attrape le chaton malgré ses miaulements de protestation et soulève sa queue pour pouvoir élucider le mystère de son sexe. Elle compare l’image avec ce qu’elle a sous les yeux au moins deux fois, pour dire d’être sûre. Elle repose le chaton sur le parquet qui s’empresse de se sauver loin de cette tortionnaire sans pudeur en miaulement, indigné.

Alba – Bon. Si j’en suis les indications de Google, c’est un petit monsieur que tu nous as ramené. Noooon !

Elle tape deux fois dans ses mains pour faire déguerpir le chaton.

Alba – Ah non, hein ! Tu ne vas pas commencer à pisser partout pour marquer ton territoire !

Elle observe le chaton. Souviens-toi, Alba. Tu viens de dire qu’il ne fallait pas trop s’attacher à lui. Et pourtant, rien qu’à le voir courir sur le parquet, renifler dans les coins et recoins, elle ne peut pas s’empêcher de le trouver adorable. Elle hoche la tête, souffle un « d’accord » quand sa colocataire lui dit qu’elle retournera faire les courses pour ce petit monstre cet après-midi. Le plus tôt sera le mieux mais elle peut comprendre qu’elle ne souhaite pas redescendre les quatre étages qu’elle vient d’affronter. Elle étouffe un bâillement, penche la tête en arrière quand Aline ramène toutes ses mèches blondes dans sa main pour les tresser. Elle la laisse faire, elle aime bien quand on joue avec ses cheveux.

Alba ferme les yeux. Là, elle pourrait presque s’endormir. Presque parce qu’elle ne ferme pas les yeux pour dormir mais pour réfléchir. Un nom pour ce chat…

Alba – Je suppose que si on l’appelle « O’Malley » ou même « Oliver », on est à fond dans le cliché des dessins animés…

Elle soupire. Quand elle était petite, ça lui semblait tellement simple de trouver un nom pour les chats de ses grands-parents. Dès qu’elle entendait un nom rigolo dans une série, dans un film ou même dans la vie de tous les jours, elle l’inscrivait dans un carnet rose décoré d’hideux papillons en paillettes. Elle se demande où à bien pu passer ce carnet… Il n’est pas dans sa chambre, ça, elle en est sûre. Elle ne l’a pas retrouvé dans les malles de son père et ce n’est pas sa mère qui garderait une chose pareille. Ca alourdirait ses valises, assez handicapant pour un énième tour du monde. Elle dit qu’un jour, quand elle reviendra faire une exposition à Venise de ses photos, elle ira la voir. Elle en conclut qu’elle a jeté le carnet.

Alba – Mh… Tu sais, j’ai envie de lui donner un nom classe mais ridicule. Comme « Lord Tubbington » dans Glee.

Elle rigole. Quelle culture, Alba. Tu m’épates.

Alba – J’ai envie que son nom commence par Monsieur. Après, c’est con parce que si on l’appelle Monsieur Charles-Henri, il ne va rien comprendre à la vie. Alors on va laisser tomber cette idée stupide.

Elle ramène ses jambes sous ses fesses, garde les yeux clos.

Alba – Je n’ai pas envie qu’il est un nom cliché, un nom auquel tout le monde aurait pensé. Alors, on va se compliquer la tâche.

Elle pousse une mèche derrière son oreille et étouffe un bâillement. Elle serait prête à abandonner son idée de peinture pour aller dormir jusqu’au lendemain matin. Hibernation la plus totale. Un sommeil à la Belle au bois dormant, sans le baiser pour unique réveil. Elle se réveillera bien toute seule, avec les premiers rayons du soleil sur son nez. Aline approuve l’idée du « Monsieur » dans le nom de cette petite chose. Alba rit, contente que son idée farfelue lui ait plu et elle se laisse masser. Elle rentre parfois sa tête dans ses épaules, parce que les massages, ce n’est pas ce qu’elle apprécie le plus. Allons bon, dans quoi peut-on trouver un nom de chat… Dans les mots de tous les jours, dans l’alimentation. Paprika, Biscotte, Carotte, Coriandre. Quoi d’autre ? Les plantes, les fleurs, aussi. Fenouil, Férule, Mandragore, Herbe-à-chat. Dans la mythologie, n’importe quelle mythologie. Egyptienne. Osiris, Seth, Geb, Anubis. Romaine. Jupiter, Arès, Apollon, Vulcain. Grecque. Hermès, Hadès, Poséidon, Morphée. En fait, elles pouvaient vraiment exploiter tous les dictionnaires du monde.

Alba – Non merci, je n’ai pas faim.

En fait, si, elle a faim. Elle a même la dalle, tous crocs dehors. Le problème, c’est qu’elle a décidé d’arrêter de grignoter entre les repas. Au pire, si elle a encore faim dans une demi-heure ou même une heure, elle boira un verre d’eau. Ou même deux. Elle rigole encore quand sa colocataire lui annonce que le chat lui fait penser à des lasagnes ou même à une citrouille.

Alba – Ouais, on va oublier. Je me vois mal crier « Lasagne, Lasagne ! » partout dans l’appartement. Une fois, quand j’étais petite, je voulais appeler un chat « Cassius » et mon grand-père a ri de moi parce que c’était la marque de la litière pour chat. Il criait « Cassius ! Cassius ! Viens ma petite litière ! ». Bon, d’accord. J’ai ri avec lui.

Le bon vieux temps. Le temps des promenades dans les vignes, dans la nature. Le temps des coups de soleil, de la peau brune quand sonnait la rentrée des classe. Le temps où elle riait sur la balançoire du jardin, dans la petite propriété de ses grands-parents, quand elle montait à cheval dans le ranch d’à côté. Chez Ada et Guiseppe. Elle regarde les doigts d’Aline sur les touches noires de son ordinateur. L’année des J. Elle sourit.

Alba – Jingle. J’aime bien ce mot, il me fait rire. Ou alors, Jungle, en anglais, parce qu’il ressemble à un petit tigre – sans savoir s’il y a des tigres dans la jungle. Mh…

Elle attrape l’ordinateur encore une fois, fait une recherche rapide sur l’habitat du tigre. Forêt tropicale humide.

Alba – Ouais, dans la jungle.